Réduction du bruit sous-marin : Ottawa sommé d’agir rapidement

Un texte de Shanelle Guérin
Après trois ans d’attente de la communauté scientifique, Ottawa a finalement publié l’ébauche de sa stratégie maritime sur le bruit sous-marin. Or, si certains chercheurs l’accueillent avec soulagement, d’autres déplorent son manque de précision et d’actions concrètes.
La stratégie reconnaît d’ores et déjà les répercussions importantes du bruit sur les milliers d’espèces qui peuplent les eaux en citant une méta-analyse publiée en 2021 qui portait sur 538 études scientifiques menées au cours des 30 dernières années.
Le bruit sous-marin peut masquer ou réduire la capacité d’un animal à détecter, reconnaître et comprendre des signaux sonores dans son habitat, ce qui nuit à sa capacité de communiquer efficacement, de cerner un danger, de trouver de la nourriture et d’interagir avec d’autres membres de son espèce, peut-on y lire.
Ces perturbations touchent non seulement les mammifères marins, mais également les mollusques, eux aussi sensibles au bruit généré par le trafic maritime.
Selon le ministère des Pêches et des Océans (MPO) du Canada, le son peut se déplacer environ 4,5 fois plus vite dans l’eau de mer que dans l’air, et sa vitesse augmente avec la salinité de l’eau.
Le fleuve Saint-Laurent transmet donc le son de manière extrêmement efficace. Et les sons sont nombreux sous sa surface.
Cacophonie sous-marine
Chaque jour, des navires qui montent ou descendent l’autoroute fluviale produisent des bruits qui masquent notamment le chant des baleines. Ces grands navires constituent la plus importante source de sons à basse fréquence, principalement émis par l’hélice du navire. Les bateaux de pêche, les bateaux de plaisance ainsi que diverses activités industrielles comme le dragage jouent aussi un rôle dans cette cacophonie sous-marine.
Pour reprendre un exemple élaboré par le MPO, il faut s’imaginer dans un festival de musique où deux groupes jouent près l’un de l’autre pour comprendre ce qu’endurent les espèces marines. Croyez-vous que vous seriez en mesure de différencier les chansons? Seriez-vous capable de parler clairement avec la personne qui se trouve à côté de vous? Difficilement, on l’imagine.
Des recommandations, mais peu de mesures concrètes
La stratégie qui vient d’être proposée par Ottawa concernant le bruit sous-marin recommande notamment de soutenir la recherche à ce sujet avec des partenaires nationaux et internationaux; d’encourager les technologies qui réduisent directement à la source le bruit sous-marin; et de poursuivre les investissements dans les instruments de surveillance du son sous-marin.
Le Fonds mondial pour la nature (WWF-Canada) appelle toutefois à une stratégie plus ambitieuse et concrète pour réduire le bruit dans les eaux canadiennes. Malgré les 20 recommandations formulées, la stratégie actuelle manque « d’engagements mesurables et de délais précis », estime Kristen Powell, spécialiste de la conservation marine et du transport maritime.
On n’y voit pas un langage clair qui s’engage à fixer des objectifs et des limites de bruit mesurables. Il n’y a pas non plus d’incorporation claire de délais pour mettre en œuvre la stratégie [traduction libre].
Cette spécialiste souhaiterait que le fédéral instaure une limite de bruit pour les activités maritimes, comme dans le domaine du transport, en se basant sur les seuils biologiques des espèces marines. L’organisme plaide également pour des objectifs de réduction de bruit dans des régions particulièrement sensibles, comme dans l’estuaire du Saint-Laurent, ou en développement rapide, par exemple dans l’Arctique canadien.

Le directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), Robert Michaud, s’attendait à un plan d’action qui reflète l’urgence d’agir. On espère que cette stratégie-là va accélérer le processus de mise en œuvre d’un plan d’action généralisé, laisse-t-il tomber.
Des plans d’action locaux sont déjà en vigueur depuis quelques années, notamment celui sur la réduction des effets du bruit sur le béluga en péril de l’estuaire du Saint-Laurent. « Le défi, c’est d’intégrer tous les plans et les connaissances à l’échelle nationale », croit M. Michaud.
Le chercheur se réjouit toutefois qu’Ottawa annonce, au moyen de cette stratégie, son intention de poursuivre son soutien à la science.
Le fédéral recommande en effet que d’autres études soient menées afin de combler les lacunes dans les connaissances sur les répercussions du bruit sous-marin sur les individus. « C’est très encourageant », dit-il.
On a un peu d’impatience à avoir un vrai plan d’action national, mais on peut se rassurer qu’entre-temps […], il y a quand même des actions très concrètes qui ont été mises en œuvre, explique Robert Michaud, directeur scientifique du GREMM.
Le professeur Pierre Cauchy, de l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER), travaille depuis longtemps à établir des seuils acoustiques pour limiter les émissions sonores des navires. S’il est nécessaire de poursuivre la recherche, il estime tout de même qu’aujourd’hui, on n’a pas besoin d’en savoir plus pour savoir qu’on doit agir.
Il ne faut pas attendre que le monde entier soit d’accord ni comprendre les seuils pour chacune des milliers d’espèces qui sont affectées par le bruit pour commencer quelque chose, explique Pierre Cauchy, professeur d’acoustique marine à l’ISMER.
Dans sa stratégie, Ottawa mise sur la nécessité d’établir un équilibre entre les activités humaines et la conservation du milieu marin. Si on ne devait pas protéger les intérêts économiques, on arrêterait tous les bruits, fait valoir M. Cauchy en soulignant que cela aurait un effet immédiat sur le comportement des animaux.
Si on arrête de faire du bruit aujourd’hui, il y aura dès demain des effets positifs.
Durant la pandémie de COVID-19, lorsque le transport maritime était au ralenti, un groupe de chercheurs a d’ailleurs remarqué une réduction des hormones du stress chez les baleines à bosse et chez les épaulards, de même que davantage de communication et de conversations parmi ces grands mammifères.
Le professeur d’acoustique reconnaît néanmoins que la recherche scientifique doit encore quantifier le bruit émis par chacune des activités humaines, ainsi que la portée géographique de ces sons.
On ne sait pas de combien on réduit le bruit si un navire ralentit, si on change les hélices, si on modifie la trajectoire des navires. Ce n’est pas bien quantifié, note-t-il.
Pour ce qui est de l’état des connaissances pour bien gérer l’évolution des activités humaines afin de réduire le bruit à l’échelle des trois océans [du Canada], peut-être que là, on a encore de grands défis, concède également Robert Michaud.
« Comment on peut atténuer les impacts tout en maintenant les activités économiques? Là, je pense qu’il y a de véritables défis », ajoute-t-il.
Le spécialiste en appelle collectivement à revoir nos modes de consommation.
On est engagés dans une course folle dans la recherche de profit, dans la consommation, et la vitesse dans tous les aspects de notre vie a un impact. Il y a une urgence à réduire notre appétit pour le rendement, pour la croissance, et ça pourrait se traduire par une réduction de vitesse dans le transport maritime, conclut-il.
Les recommandations finales et la première ébauche du Plan d’action fédéral sur le bruit sous-marin devraient être publiées en 2025.
Le MPO organise une consultation publique prévue jusqu’au 22 octobre prochain afin de recevoir des commentaires de la communauté scientifique et du public.
Radio-Canada a tenté d’obtenir les réactions d’autres chercheurs actifs dans ce dossier. Innovation maritime et l’institut de recherche ISFORT de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) ont confirmé qu’ils participeront à la consultation, mais ils préfèrent continuer à analyser l’ébauche avant de la commenter.
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