Protection de la jeunesse : le Nunavik est « complètement invisible » au Québec

(Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse)
La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) et la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN) dressent, chacune à sa façon, un tableau sombre de la protection de la jeunesse au Nunavik. Pourtant, plusieurs rapports d’enquête ont tiré la sonnette d’alarme sur la situation pour le moins difficile qui persiste dans cette région du nord du Québec, sans que des mesures soient prises pour y remédier.
Le 3 octobre dernier, en conférence de presse à l’Assemblée nationale, la CDPDJ soulignait dans son bilan de la mise en œuvre des recommandations du rapport sur les services de protection de la jeunesse au Nunavik que les problèmes persistent et s’aggravent, tout en rappelant que les effets sont « dévastateurs sur les enfants. »
« Il en ressort notamment l’urgence de repenser les services en fonction des besoins des enfants inuit et de leurs familles, de combler les besoins de main-d’œuvre en levant toutes les barrières à l’attraction et à la rétention du personnel inuk et allochtone et d’augmenter le rythme de la construction résidentielle en maximisant les démarches de conception collaborative », explique-t-elle.
« Un des buts du bilan qu’on a fait récemment, c’était pour que les gens voient le Nunavik », affirme en entrevue avec Espaces autochtones Suzanne Arpin, qui déplore que cette partie du Québec soit complètement invisible.
Le Nunavik en quelques chiffres :
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Selon la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN), les familles d’accueil du Québec peuvent prendre 4 ou 5 enfants, alors que dans les villages inuit, le nombre moyen d’enfants pouvant être placés en famille d’accueil est de 1,14. Cette faible moyenne est due au manque de logements et à la surpopulation dans les habitations.
D’après l’Office d’habitation du Nunavik, il y a un manque de 890 logements en 2024, soit presque le même chiffre qu’en 2007 (900).
Une maison unifamiliale, pouvant loger une famille de cinq personnes, accueille en moyenne deux ou trois familles au Nunavik, soit environ 12 personnes.

(Radio-Canada/Shushan Bacon)
« Il faut de la co-construction avec le Nunavik », plaide de son côté Suzanne Arpin. Pour elle, ce n’est pas le cas en ce moment, ne serait-ce que dans le domaine de l’habitation. « Il y a huit ou dix membres dans une maison. Les maisons qui sont construites sont constituées de deux petites chambres à coucher, avec un petit salon, une petite cuisine laboratoire et une petite salle à dîner. »
« Ça ne veut rien dire pour les habitants du Nunavik. Ils ne comprennent pas ce type de maison, avec raison. […] Est-ce qu’on s’est assis avec les Inuit pour leur demander ce dont ils ont besoin pour leur habitation? On n’est même pas là », déplore-t-elle.
Le consultant pour la RRSSSN, André Lebon, illustre ainsi le problème de promiscuité :« vous allez rentrer dans une maison, il n’y a pas de meubles dans le salon parce que les matelas sont appuyés sur le mur. Et, le soir, tout le monde baisse les matelas pour pouvoir dormir. »
Vivre dans un contexte de tiers-monde
De plus, il n’y a pas d’eau courante. Le système de distribution d’eau potable et la collecte d’eaux usées s’effectuent par des camions-citernes qui remplissent les réservoirs des maisons et qui vident les fosses septiques quotidiennement.
« Actuellement, dans presque tous les villages au Nunavik, particulièrement sur la côte de l’Hudson, les problèmes d’eau et d’eaux usées sont chroniques. Il peut être plusieurs jours, des fois des semaines, sans que les camions puissent livrer de l’eau ou vider la fosse septique, ce qui crée des situations d’insalubrité dans les maisons, qui sont surpeuplées, qui sont extrêmement dommageables, ne serait-ce que sur l’équilibre de vie normale dans une maison », observe un consultant en enfance, famille et jeunesse depuis 2007.
« Quand vous vivez dans un contexte de tiers-monde et que les familles vivent comme ça au quotidien, alors les situations de tension, de frictions sont multipliées », note-t-il.
Le Nunavik, c’est la puissance 10 des problèmes sociaux au Québec.
André Lebon, consultant en enfance, famille et jeunesse au Nunavik
« Pour avoir été au Nunavik, il faut coordonner avec la famille voisine et les deux autres familles, quelle famille prendra sa douche pour ne pas manquer d’eau. Parfois, on peut passer deux ou trois jours sans prendre sa douche. Si je prends ma douche, il n’y aura pas d’eau pour la famille d’à côté pour laver les enfants qui arrivent de l’école ou de jouer dehors. Donc, c’est vraiment des conditions qui ne sont pas connues du Sud », souligne Suzanne Arpin.
Selon la RRSSN, les 14 villages inuit sont isolés les uns des autres, sans liens routiers. Les seules communications se font par avion. Pour obtenir des équipements et des matériaux de construction, les livraisons se font seulement l’été par bateau, quatre fois pendant la période estivale, de juillet à octobre.
André Lebon souligne qu’après toutes ces années au Nunavik, les services se sont tout de même améliorés. « Il n’y a plus d’enfants qui tombent entre deux craques. On les détecte. On les sort de leur famille pour les protéger, mais on n’a pas de service à leur offrir. Dans ce sens-là, je vous dis que la situation est très préoccupante. »
Plusieurs enquêtes se sont intéressées de près ou de loin au Nunavik, dont :
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Autre problème : le roulement de personnel est très grand. Les institutions fonctionnent avec un personnel réduit de 50 %. En moyenne, un employé restera en poste un an et huit mois.
André Lebon explique que « ce n’est pas un problème budgétaire parce qu’on l’a, l’argent pour engager le personnel afin de combler les postes. C’est un problème pire que ça. Il y a une pénurie de logements pour la population, mais il y a aussi une grande pénurie de logements pour le personnel. Il y a une pénurie de bureaux et d’espaces de travail pour le personnel ».

Pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, « le roulement de personnel est tellement grand au Nunavik que ça fait en sorte que les gens arrivent avec des préjugés et repartent avec des préjugés. Comme on ne privilégie pas l’embauche d’une personne inuk au Nunavik parce qu’elle n’a pas de diplôme, mais elle est connue dans sa communauté, puis c’est un élément important dans sa communauté, bien on se prive de la bonne personne pour faire la bonne intervention auprès d’une famille, et on se prive de ça ».
Suzanne Arpin fait remarquer par ailleurs que « les concepts de protection sont différents, tellement à côté de ce qu’on peut imaginer. Quand les DPJ du Nord parlent de leurs réalités, ça n’a pas de sens pour le Sud, et on ne comprend pas ce dont ils parlent parce que c’est tellement différent ».
De nation à nation
Les services de protection de la jeunesse du Nunavik sont couverts par la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, signée en 1975 entre les Cris, les Inuit, le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada.
L’article 15.0.1 de la Convention stipule que la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik et « les établissements sont régis, mutatis mutandis [en écartant les différences pour rendre la comparaison possible], par les dispositions de la Loi sur les services de santé et les services sociaux et toutes les autres lois d’application générale du Québec. »
Selon le consultant de la RRSSSN, « il y a des discussions avec le fédéral, mais tout se règle avec le Québec parce qu’ils ont signé l’entente de la Baie-James. Par conséquent, les communautés sont tributaires à 100 % du Québec. Si le Québec ne leur donne pas les moyens, il n’y en aura pas de moyens », ajoute-t-il.
Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) n’a pas accepté la demande d’entrevue d’Espaces autochtones.
Cependant, dans une déclaration écrite, le MSSS affirme être soucieux d’offrir à la population du Nunavik des services dans le respect de leur réalité et de leur culture. « La directrice nationale de la protection de la jeunesse, Mme Catherine Lemay, a pris connaissance du Bilan de la mise en œuvre des recommandations du Rapport portant sur les services de protection de la jeunesse au Nunavik et le ministère de la Santé et des Services sociaux y accordera toute l’attention nécessaire. »
Suzanne Arpin, qui est en fin de mandat, espère « que les Inuit expriment encore haut et fort ce dont ils ont besoin et qu’on fasse en sorte de répondre à ce besoin. Pas l’inverse. Je ne veux pas rentrer un rond dans un carré. Non, je ne veux pas ça ».