Se faire soigner dans sa langue, un casse-tête pour les Inuit à Montréal

Les Inuit sont près de 1700 à Montréal, selon les chiffres de la société Makivik. Le MSSQ concède une absence d’orientation et de politique gouvernementale pour les services d’interprétariat aux Autochtones. (Alexis Gacon/Radio-Canada)
Arriver à l’hôpital sans pouvoir se faire comprendre, sans parvenir à expliquer de quoi on souffre, ce qui se passe à l’intérieur de son corps dans ses mots. C’est le lot de ceux qui parlent des langues autochtones dans la métropole, comme les Inuit avec l’inuktut. Des voix s’élèvent pour que des ressources soient disponibles dans leur langue dans les services de santé.

Pas de médecin disponible? Une urgence? Prendre la route de l’hôpital est un automatisme pour beaucoup. Mais quand la peur d’être incompris par les équipes médicales rôde, tout se complique.

Le commentaire que les Inuit qui se rendent à l’hôpital me font souvent, explique la travailleuse de bien-être communautaire Sarah Carrière, c’est : « On ne me comprenait pas, je n’ai rien saisi. Je voulais qu’on me soigne, mais en même temps, je voulais juste sortir de là, j’ai répondu rapidement “oui, oui, oui“ pour que cela aille vite, mais je n’avais pas de certitude si on avait saisi de quoi je souffrais. »

Au sein de son organisme, l’Association des Inuit du sud du Québec, Sarah Carrière accompagne notamment des Inuit qui vont à des rendez-vous médicaux. Car s’il est fréquent qu’ils aient des notions d’anglais, « beaucoup ne parlent que leur langue maternelle », affirme-t-elle.

Pas d’interprète à temps plein

Les Inuit sont près de 1700 à Montréal, selon les chiffres de la Société Makivik. Malgré leur nombre grandissant ces dernières années, les Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS) du grand Montréal ne disposent pas toujours d’une ressource à l’interne qui parle l’inuktut (la langue inuktut rassemble plusieurs dialectes, dont l’inuktitut).

« On a des gens à l’interne qui parlent créole, espagnol. Quand on n’a personne à l’hôpital qui parle la langue d’un patient, on fait appel à la Banque interrégionale d’interprètes (BII) », explique Catherine Dion, conseillère en communication au CIUSSS de l’Est-de-l’Île.

Au Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM), on assure aussi faire appel à cette banque. Or, la BII, qui, selon son site Internet, compte plus de 200 interprètes, dit ne pas en avoir en langue inuktut.

Le CIUSSS du Centre-Sud de l’île de Montréal chapeaute ce service d’interprétariat. Il soutient que la BII a un mandat pour les langues allochtones et non pour les langues autochtones. Mais Julie Grenier, directrice adjointe aux partenariats du CIUSSS, affirme : « Cela ne veut pas dire que son mandat ne pourrait pas intégrer des langues autochtones dans le futur. »

Elle explique aussi que le CIUSSS co-préside une table de concertation sur les besoins des Autochtones, pour mieux les accueillir dans les établissements de santé car « il y a des efforts à faire et on veut les faire ensemble ».

Ces efforts nécessaires, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec les admet. Dans un document de 2018, le ministère reconnaît un manque dans le domaine de l’interprétariat pour les Autochtones.

« En ce qui concerne les personnes issues des Premières Nations, le recours aux services d’interprétariat est peu documenté. Conscient de cette situation, le MSSS tentera de procéder, au cours des prochaines années, à une recension des besoins de cette clientèle en matière d’interprétariat afin de pouvoir élaborer une offre de services en conséquence. »

Orientations ministérielles concernant la pratique de l’interprétariat dans les services de santé et les services sociaux au Québec, ministère de la Santé et des Services sociaux

Le ministère concède dans ce document une absence d’orientation et de politique gouvernementale régissant les services d’interprétariat, il admet aussi n’avoir aucun référentiel de compétence harmonisé pour les interprètes, ainsi qu’une qualité variable des interventions de ceux-ci, formels ou informels.

Des interprètes disponibles au Centre Ullivik
Le centre Ullivik à Dorval, en banlieue de Montréal. (Radio-Canada)

Le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) affirme bien recevoir des services d’interprètes, fournis par le centre Ullivik. Cet établissement, fondé en 2016, héberge les Inuit de passage à Montréal lorsqu’ils doivent subir des traitements qui ne sont pas offerts au Nunavik, la région inuit du Nord québécois. Deux mille patients s’y rendent chaque année. Mais Danny Lefebvre, chef du programme liaison santé au centre, soutient que ces interprètes ne sont pas rendus disponibles pour le cas d’Inuit qui résident à Montréal.

« Pour l’instant, on ne peut pas offrir ce service-là. Nos agendas sont remplis par les rendez-vous liés aux patients qui viennent du Nunavik pendant leur traitement. Les autres sont pas mal laissés à eux même à ce niveau-là, », explique Danny Lefebvre en précisant que « s’ils arrivent à l’hôpital sans encadrement de notre part, ça peut être compliqué. Mais il y aurait une possibilité de faire un plan. Et quelquefois, on nous contacte une fois qu’ils sont hospitalisés. »

Tina Pisuktie, directrice générale de l’Association des Inuit du sud du Québec, soutient qu’un agent de liaison à temps plein qui parle inuktitut, pour les différents CIUSSS de la région, aiderait grandement les Inuit de Montréal à se diriger dans les services publics de santé.

« Depuis la loi de 2015 [qui a créé les centres intégrés de santé et de services sociaux], on a perdu de la lisibilité dans les services proposés par les différents établissements de santé. Pour nos membres, c’est plus dur de s’y retrouver mais aussi pour nous, pour leur dire où aller, à qui parler, on s’y perd. »

Tina Pisuktie, directrice générale de l'Association des Inuit du sud du Québec
Du mieux pour les enfants inuit depuis l’an dernier

La barrière linguistique est un problème plus aigu quand les patients sont encore dans l’enfance.

Jusqu’à l’an dernier, les enfants inuit qui devaient être transférés en avion du Nunavik à Montréal pour être soignés n’avaient pas le droit d’être accompagnés d’un de leurs parents. Un choc traumatisant, selon le Dr Samir Shaheen-Hussain, pédiatre urgentiste au Centre universitaire de santé McGill, et une barrière linguistique potentiellement dangereuse dressée entre l’enfant et les médecins : « Ils étaient envoyés seuls et souvent terrorisés, sans parent pour les rassurer ou pour expliquer leurs antécédents médicaux à l’équipe soignante », explique-t-il.

« La pratique a perduré jusqu’en 2018, en dépit du fait que le gouvernement aurait pu changer la donne beaucoup plus tôt – en donnant suite aux revendications de plusieurs communautés autochtones – [cela] nous permet de la qualifier comme un exemple récent du colonialisme médical […] »

Dr Samir Shaheen-Hussain, pédiatre urgentiste au Centre universitaire de santé McGill

Cette absence d’un parent pour soutenir les enfants et aider les médecins à mieux les comprendre a pu causer des enquêtes médicales superflues, selon le Dr Shaheen Hussain. Mais les temps ont changé. « Depuis octobre 2018, les enfants sont presque systématiquement accompagnés par un membre de leur famille qui parle soit anglais soit français, affirme-t-il. […] Je soupçonne que l’enjeu de l’interprétation persiste pour les aînés, qui ne sont pas à l’aise de communiquer en anglais ou en français. »

Selon le docteur Samir Shaheen-Hussain, en principe « tous les hôpitaux de la province devraient avoir des ressources […] afin de pouvoir communiquer avec les peuples autochtones […] dans leur langue maternelle ».

La « sécurisation culturelle », une avenue possible

D’autres défis subsistent, au-delà de la langue. Selon le docteur Shaheen-Hussain, tous les soignants doivent être formés en sécurisation culturelle. Un concept émergent, originaire de Nouvelle-Zélande, défini ainsi : une pratique sécuritaire culturellement s’assure de ne pas porter atteinte à l’identité culturelle et au bien-être de l’individu.

La sécurisation culturelle est un mécanisme qui peut contrer le « racisme systémique » auquel font face les Inuit, et plus généralement les Autochtones, dans le milieu hospitalier, selon le Dr Shaheen-Hussain.

Un témoin anonyme nous rapporte avoir vécu ce racisme systémique en allant à l’hôpital. Quand il s’est présenté avec une infection à l’oeil, les médecins l’ont à peine observé avant de lui signifier que c’était sûrement la syphilis, ce qui ne s’est pas avéré exact.

Si les patients inuit ne se sentent pas à l’aise dans les services de santé, ils peuvent finir par les éviter, selon Sarah Carrière.

« Un membre était venu nous voir en disant qu’il avait mal à la tête. Je l’ai encouragé à se rendre aux urgences. Mais il avait trop peur qu’on ne le comprenne pas, qu’on le juge, il s’est découragé. La clinique, c’est une grosse étape pour eux. Il y en a qui vont souffrir en silence parce qu’ils ont peur d’aller à l’hôpital. Entre-temps, des maladies peuvent s’aggraver. »

Sarah Carrière, travailleuse de bien-être communautaire à l’Association des Inuit du sud du Québec

Le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal indique que c’est dans ce défi que se situe l’avenir des services proposés aux populations autochtones, dont les Inuit. « Au-delà de la barrière de la langue, c’est sur l’acceptabilité de nos services que nous travaillons. Les peuples autochtones ont une résistance étant donné leur historique à utiliser les services institutionnels. Et ce à quoi on s’active, c’est à mettre en place des mécanismes pour les sensibiliser. »

Le défi est complexe, selon le CIUSSS. Et le réseau essaie de s’adapter : une formation en sécurisation culturelle a été créée. Le centre évalue en ce moment les zones dans lesquelles celle-ci devrait être donnée.

Alexis Gacon, Radio-Canada

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