Enquête sur un trafic illicite d’alcool dans les communautés inuit du nord-est du Canada

« Nos enfants font face à des situations horribles. Il faut procéder maintenant à des changements majeurs. On ne peut plus rester à ne rien faire, » dit la chanteuse inuk Beatrice Deer, qui a décidé de dénoncer les contrebandiers d’alcool.(Corps de police régional Kativik)
Des contrebandiers réalisent des affaires d’or en vendant des bouteilles de vodka dans les villages du Nunavik. Enfants privés de nourriture, violence conjugale et agressions découlent de ce marché noir. Un commerce illégal qui se poursuit même si la Société des alcools du Québec, les transporteurs aériens et Postes Canada sont au courant, a appris Enquête.

« Des gens meurent. Les enfants sont violés, les aînés sont violés », dit la chanteuse inuk Beatrice Deer, qui a décidé de dénoncer les contrebandiers d’alcool. « Ils veulent juste faire de l’argent. Mais les suicides, les tragédies, les meurtres, les accidents surviennent à cause de l’alcool. »

Ce drame l’a menée à lancer un cri du coeur sur Facebook.

« Nos enfants font face à des situations horribles. Il faut procéder maintenant à des changements majeurs. On ne peut plus rester à ne rien faire. »Beatrice Deer, chanteuse inuk

Enquête a rejoint Beatrice Deer à Quaqtaq, son village natal situé au Nunavik. Elle y était de passage quelques jours.

En haut de la colline, des croix blanches d’une grande simplicité surplombent la baie Tuvaaluk. Beatrice s’arrête devant chacune d’elles.

Le cimetière de Quaqtaq, au Nunavik. (Josée Dupuis/Radio-Canada)

Ici, un jeune de 14 ans s’est suicidé parce que ses parents buvaient tout le temps. Là, un bébé est mort dans le ventre de sa mère après que le père intoxiqué à l’alcool l’eut frappée à coups de poing.

Les noms et les histoires lui sont familiers. « Ce sont des gens qui sont censés être vivants, ils ne sont pas censés être enterrés ici », dit Beatrice Deer.

Les morts par suicide sont nombreux. Tous des jeunes.

À l’entrée du cimetière, Beatrice se recueille devant une croix récente à la mémoire de sa nièce Janice qui s’est enlevé la vie alors qu’elle venait d’avoir 18 ans. Elle avait de graves problèmes de consommation et avait recours aux revendeurs d’alcool. « Elle buvait tout le temps », dit Beatrice en soupirant.

Une bouteille de vodka traîne sur le sol à Quaqtaq, au Nunavik. (Alain Abel/radio-canada)
L’alcool avant tout

L’alcool de contrebande coûte cher. Or, cela ne freine pas ceux qui ont une dépendance. C’est la priorité, avant le loyer et l’épicerie. Résultat, des enfants sont privés de nourriture.

Alicia Aragutak en sait quelque chose. Elle a vécu avec une mère alcoolique qui flambait tout son argent. « Souvent, je n’avais pas de vêtements appropriés et confortables pour toutes les saisons ni de nourriture », dit-elle.

À l’adolescence, elle s’est elle-même mise à boire et à fréquenter les contrebandiers. L’argent qu’elle gagnait y passait.

Aujourd’hui, elle est déterminée à offrir une belle enfance à sa fille. Alicia dirige maintenant l’organisme Isuarsivik, le seul centre qui traite les dépendances au Nunavik. Un nouveau centre beaucoup plus grand sera d’ailleurs construit au coût de 40 millions de dollars à Kuujjuaq et viendra en aide aux familles également. Il ouvrira ses portes à la fin de 2021.

Alicia Aragutak et sa fille à Maatalii à Kuujjuaq, au Nunavik. (Josée Dupuis/Radio-Canada)

Des enfants négligés parce que leurs parents préfèrent boire, cela est une réalité au Nunavik.

« Les enfants ont faim parce que l’alcool vendu illégalement est vraiment cher », explique Beatrice Deer.

Lors du passage d’Enquête à Quaqtaq, des petites filles sont venues visiter l’artiste, leur idole. « Mes parents, mes grands-parents boivent. Des fois, j’essaie de cuisiner toute seule », explique la fillette, qui se mettait entre ses parents pour les empêcher de se battre. « Je peux maintenant faire du riz. »

On lui a dit qu’elle avait voulu se suicider l’année dernière. Elle ne s’en souvient plus. « Ne pense pas à te suicider, tu es très importante », lui dit doucement Beatrice pour la réconforter.

Le village de Quaqtaq au Nunavik. (Radio-Canada)
Méchante boisson

En inuktitut, la langue des Inuit, imialuk veut dire mauvaise eau ou méchante boisson.

Les problèmes de consommation au Nunavik découlent des nombreux traumatismes vécus par les Inuit, dont la colonisation, les pensionnats et l’abattage des chiens de traîneaux.

La vente d’alcool est interdite dans la majorité des villages. Mais des règlements municipaux permettent l’achat en ligne d’une quantité limitée de bière, de vin et de spiritueux.

Or, les contrebandiers contournent la loi pour écouler un grand volume de spiritueux auprès de cette population vulnérable.

Pour certains, l’alcool est devenu une médication pour calmer leur mal de vivre. Les contrebandiers y ont vu un marché lucratif qui rapporte des dizaines de millions de dollars annuellement. Un flasque de vodka à 14 $ se vend sur le marché noir en moyenne 100 $ et parfois plus.

La majorité des Inuit boivent modérément. Mais les dérives d’une minorité causent bien des drames. Environ 75 % des actes criminels au Nunavik sont reliés à l’alcool.

Saisie d’alcool à Kuujjuaq en 2018. (Corps de police régional Kativik)

La police du Nunavik, qui est débordée, compte beaucoup sur les appels anonymes du public pour l’aider à détecter les colis suspects qui entrent sur le territoire.

« Ça entre par les gens qui voyagent, par cargo, par la poste, par bateau l’été. Il y a beaucoup de points d’entrée. C’est très difficile pour nous de contrer tout l’alcool illégal qui entre au Nunavik », explique Jean-François Morin, directeur adjoint des opérations du Corps de police régional Kativik.

En 2019, le montant des saisies s’est élevé à près de 824 000 $, soit presque le double de l’année précédente. « Ce n’est qu’un aperçu de ce qui se passe », souligne Kenneth Barnaby, sergent-enquêteur de la police régionale Kativik.

De l’alcool de la SAQ

L’alcool de contrebande vient en partie de la succursale de la Société des alcools du Québec (SAQ) à Dorval, près de l’aéroport de Montréal. À l’entrée de cette succursale, les bouteilles de vodka sont bien en évidence.

Bouteilles de vodka en vente à la succursale de la SAQ à Dorval. (Alain Abel/radio-canada)

Des employés ont confirmé à Enquête la grande popularité de la vodka auprès de la clientèle inuk. « Les Inuit viennent du Nord pour en acheter et revendre là-bas. Ils revendent ça à 5-10 fois le prix », dit un employé de la SAQ, enregistré à son insu.

« Il y a plusieurs années, on a eu l’information que c’était l’endroit où le plus de bouteilles de 10 onces de vodka étaient vendues de toutes les succursales de la SAQ », dit le policier Jean-François Morin.

Impossible de corroborer cette information. La SAQ refuse de dévoiler ses chiffres, invoquant le risque de porter atteinte à ses « intérêts économiques ».

Dans un courriel, la société d’État dit suivre ce dossier « depuis plusieurs mois » et avoir contacté rapidement la Sûreté du Québec après avoir été informée que ses produits pouvaient faire l’objet de contrebande.

Pourtant, plusieurs intervenants contactés par Enquête soutiennent que la SAQ est au courant de ce problème depuis des années. « C’est sûr qu’ils le savent. Ils ont été sensibilisés. Il y a eu des rencontres avec eux dans le passé », dit le policier Jean-François Morin.

Un alcool à 94 %

Le Québec est par ailleurs la seule province à offrir en vente libre un spiritueux à 94 % d’alcool pour la consommation.

En 2018, la police régionale Kativik a saisi six sacs de quatre litres de cet alcool, qui était destiné au petit village d’Akulivik sur la côte de l’Hudson.

Six sacs de quatre litres d’alcool à 94 % saisis par la police régionale Kativik en 2018. (Police régional Kativik)

Ce produit, considéré par Transports Canada comme une marchandise dangereuse, peut provoquer des hémorragies digestives. Et il se retrouve souvent entre les mains d’adolescents.

« Ce sont surtout les jeunes filles, les femmes qui ont consommé du 94 % et qui se sont retrouvées inconscientes ou tellement intoxiquées qu’elles se sont fait violer et agresser de toutes les façons », constate l’infirmière Nathalie Bélanger qui a dû traiter plusieurs de ces femmes.

Questionnée à ce sujet par Enquête, la SAQ dit avoir entamé une réflexion sur la commercialisation du produit.

Par les airs et par la poste

Les enquêteurs du Nunavik montrent du doigt les compagnies aériennes Air Inuit et First Air qui desservent le Nunavik. Il n’y a aucune vérification des bagages, déplorent-ils.

Ils souhaiteraient aussi pouvoir ouvrir eux-mêmes les colis de Postes Canada. « C’est le courrier de la Reine, dit le sergent-enquêteur Matthew Johnson. Nous ne pouvons agir qu’en présence d’un inspecteur des Postes. »

Or, il n’y en a aucun au Nunavik.

Postes Canada a décliné la demande d’entrevue de Radio-Canada. Dans un courriel, la société d’État mentionne « qu’elle fait ce qu’il faut pour intercepter les envois d’alcool et qu’elle collabore avec la police ».

La Société Makivik, propriétaire des lignes aériennes First Air et Air Inuit, n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue.

La chanteuse Beatrice Deer multiplie pour sa part les tribunes pour sensibiliser les Inuit aux ravages de la contrebande d’alcool. Et elle demeure optimiste. « On est encore vivant. Quand on est vivant, il y a toujours de l’espoir. »

Josée Dupuis, Radio-Canada

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