Près de 400 livres en inuktitut dans une bibliothèque scolaire du Nord du Québec
Une bibliothèque scolaire bien équipée, c’est encore l’exception dans les 14 villages du Nunavik. À Puvirnituq, un groupe d’enseignants a réussi à faire rénover un local qui servait de salle de ping-pong et à le garnir de 5000 livres, dont près de 400 en inuktitut.
La bibliothèque Tunguniq : c’est son nom. Difficile de traduire ce mot en français. En anglais, ce serait « water sky ».
« L’ouverture de la mer, avec des nuages en haut », traduit Sarah Tukaluk, une Inuk de 55 ans, qui enseigne l’inuktitut aux élèves du secondaire.
Et de la lumière, il y en a beaucoup dans la toute nouvelle bibliothèque scolaire rénovée de Puvirnituq, un village de 1500 habitants entouré de toundra enneigée et de mer recouverte de glace au printemps dernier.
Des sièges colorés, des tapis ronds à motifs de plumes d’aigle, des poufs verts, jaunes ou rouges, une fresque au mur illustrant des épisodes de chasse, avec des traîneaux à chiens : l’école n’a pas ménagé ses efforts pour que les membres de la communauté inuit se sentent chez eux en venant ici.
Surtout, on y trouve un éventail impressionnant de 250 livres ou documents écrits en inuktitut exclusivement et au moins une centaine d’autres bilingues ou trilingues. À titre de comparaison, la Bibliothèque nationale à Montréal recense 268 documents en inuktitut dans son catalogue, dont la plupart font partie de la collection patrimoniale et sont à consulter sur place.
On reconnaît l’inuktitut à ces caractères syllabiques faits de nombreux triangles, de L avec des points, de C allongés et de U à l’envers. C’est un système d’écriture introduit au XIXe siècle dans l’Arctique par les missionnaires venus d’Europe.
C’est sans compter les nombreux ouvrages documentaires, en anglais ou en français, sur le mode de vie des Inuit ou des Autochtones. On y retrouve des essais autobiographiques, comme celui de l’ardent défenseur de la culture inuit, opposant à la convention de la Baie-James, Taamusi Qumaq, Je veux que les Inuit soient libres de nouveau. Ou encore, les livres jeunesse mettant en vedette des ours polaires ou harfangs des neiges, mais aussi - sujet plus grave – des enfants retirés à leur famille pour aller dans un pensionnat (I am not a number, de Kathy Kacer).
Sarah Tukalak déniche dans un rayon un ouvrage trilingue. C’est un recueil de témoignages de femmes inuit, interrogées sur la maternité, la grossesse et l’accouchement, ainsi que sur les soins aux jeunes enfants. Elle lit tout haut un passage en inuktitut. Ce sont les mots de sa propre mère, décédée à l’âge de 92 ans. Sarah a grandi ici, elle a été mère elle aussi, de 3 enfants, et maintenant elle est grand-mère, deux fois.
Elle s’est impliquée dans ce projet de bibliothèque, au sein d’une équipe de neuf enseignantes, québécoises pour la plupart, qui souhaitaient que les écrits et paroles des Inuit figurent en bonne place sur les étagères.
« C’est très rare », dit Sarah, ravie. « Très rare d’en voir autant réunis en un même lieu. »
La deuxième langue en général pour les Inuit, c’est l’anglais. « Parce que les anglophones sont venus en premier », précise-t-elle. Et les Québécois sont venus dans les années 70 seulement. C’est en ce temps-là que le français a été inclus.
Les anglophones ont été durs avec ceux qui parlaient l’inuktitut. « On ne pouvait rien dire, sinon ils frappaient », dit Sarah.
Avec les francophones, c’était plutôt la barrière d’incompréhension.
Selon elle, cette barrière existe toujours, encore aujourd’hui, pour les enfants inuit. L’inuktitut est resté la langue maternelle d’une très grande majorité d’entre eux, même si l’anglais progresse, en partie à cause du temps passé devant la télévision et autres écrans.
À partir de la 3e année du primaire, les enfants commencent à recevoir une partie de l’enseignement dans leur langue seconde, soit le français ou l’anglais, selon le choix des parents. Ils sont nombreux, d’ailleurs, à choisir le français à Puvirnituq. Le village se distingue à ce titre des autres communautés du Nunavik.
Pierrette Day, une enseignante retraitée de la région de Québec, a materné ce projet de bibliothèque scolaire ouverte au public. Elle est orthopédagogue à Puvirnituq – comme une deuxième vie – depuis une douzaine d’années déjà.
Pour faire venir des caisses entières de livres en inuktitut, elle a travaillé avec le Réseau BIBLIO de l’Abitibi-Témiscamingue et du Nord-du-Québec et l’Institut culturel Avatak, l’organisme culturel des Inuit du Nunavik.
Lors de l’inauguration de la bibliothèque le 26 février dernier, ces ouvrages ont suscité beaucoup d’intérêt, surtout chez les adultes.
L’accès à ces ouvrages, qui les concernent au plus près, pourrait bien encourager la lecture chez les jeunes et leurs parents, espèrent les enseignants.
Amilia Tukalak Morin, une élève de secondaire 4, ne sait pas quoi choisir. Pierrette Day lui a donné rendez-vous dans la bibliothèque, pour l’aider un peu.
Amilia aimerait bien regarder des livres de recettes, avec son amie Connie Ittukallak, en secondaire 2. Elles s’installent ensemble à une table, pour feuilleter des livres de cuisine du monde.
Beaucoup de livres sur les présentoirs sont d’ailleurs des ouvrages très colorés et illustrés.
Tous les matins, des enseignants du primaire ou du secondaire réservent des plages horaires pour venir avec leur groupe.
C’est le cas du groupe de 4e année de Cynthia Guérette, jeune enseignante à Puvirnituq depuis un an. Elle commence par leur lire une histoire en français, avant d’animer un atelier sur le vocabulaire des émotions.
Assis en rond par terre, des élèves se déconcentrent et ne tiennent pas en place. Cynthia Guérette déploie des trésors de patience et d’enthousiasme pour les stimuler et les encourager. Il y a même des petits cadeaux à la clef, pour ceux qui écouteront bien les consignes.
En fait, c’est un peu nouveau pour eux, cette bibliothèque.
Il n’y a pas de librairie à Puvirnituq, ni beaucoup de livres dans les foyers. Pas beaucoup non plus d’endroits tranquilles pour lire, parce que les familles vivent nombreuses dans les maisons, avec parfois des conflits ou des fêtes.
Le calme de la bibliothèque, c’est justement ce que plusieurs enfants et adolescents recherchent par ailleurs, pour être tranquilles, loin du bruit et des tensions.
D’autres, fatigués par des nuits trop courtes, s’endorment dans les poufs moelleux. L’employée de la bibliothèque Samia Habouria, arrivée tout juste de Tunisie où elle travaillait au service à la clientèle d’une grande compagnie, s’en amuse et s’en désole à la fois.
« En arrivant ici, j’ai constaté que les enfants ne savaient pas comment se comporter dans la bibliothèque », dit Samia Habouria.
« Ils aimaient venir pour dormir, pas pour lire! » ajoute-t-elle en riant. « Donc c’était un peu difficile au début, mais maintenant ils commencent à essayer de s’intéresser, à lire et poser des questions. On est fiers de notre projet. »
Un pont entre l’école et les familles inuit
La bibliothèque est accessible aux élèves à tout moment durant les heures d’école, mais ouverte à la communauté le samedi après-midi et le mercredi soir. Elle pourrait devenir un pont entre l’école et les parents ou grands-parents, qui parfois, se méfient encore d’une institution symbolisant la culture de l’homme blanc
.
La mairesse de Puvirnituq rappelle que le village n’a été fondé qu’en 1952. Avant, les Inuit avaient un mode de vie sédentaire. Ils s’occupaient eux-mêmes de leurs affaires et de l’éducation de leurs enfants.
À l’école secondaire, aujourd’hui, sur la quarantaine d’enseignants et professionnels, neuf seulement sont inuit. Ils enseignent des matières comme l’inuktitut, la culture des ancêtres, la religion ou les techniques de survie.
Lucy Qalingo Aupalu est l’une des deux seules femmes élues comme mairesses au Nunavik, sur 14 communautés. Elle a travaillé à l’école secondaire de Puvirnituq pendant 20 ans, comme enseignante puis directrice.
Ça envoie aussi le message qu’ils sont les bienvenus à l’école.
L’orthopédagogue Pierrette Day souhaite que cette bibliothèque offre une ouverture sur le monde.
Lutte contre le décrochage
Une autre intention de l’école Iguarsivik est de multiplier les stratégies pour lutter contre le décrochage scolaire des élèves, « très élevé malheureusement », dit le directeur adjoint Hugo Couillard.
En secondaire 1, ils seront près de 50 à rentrer en classe le 3 septembre. Mais il n’y en aura que neuf en secondaire 3 et encore moins, cinq ou six, dans la classe des finissants. Le manque de sommeil, la fatigue, fait partie des principales causes d’absence et d’échec identifiées par le personnel scolaire.
Cette année, l’école proposera de nouveaux programmes pour garder les jeunes à l’école : hockey, volley, art dramatique, arts plastiques et science. Une animatrice scolaire nouvellement embauchée organisera des activités pendant les récréations et après l’école.
Est-ce qu’un meilleur accès aux livres pourrait contribuer, non pas à les garder tous en classe, mais à développer l’envie de lire chez quelques élèves?
« On essaye d’amener les jeunes à développer cette envie-là », répond Pierrette Day. « On développe d’abord l’envie, en espérant que cela devienne un besoin. Mais c’est sûr qu’on a un concurrent important : Internet », ajoute-t-elle.
Lucy Qalingo Aupalu le confirme. Internet, les réseaux sociaux, les jeux vidéo, c’est ce qui attire davantage ses enfants de 12, 13 et 20 ans.
Elle ne veut pas les forcer, ce qui aurait pour effet, selon elle, de les décourager. « La bibliothèque est un bon moyen d’apprendre, mais ça ne donne rien de forcer quelqu’un à faire ce qu’il ne veut pas. »
Avec le confinement dans la région depuis le 13 mars en raison de la pandémie de COVID-19, la bibliothèque a fermé ses portes temporairement. Mais elle rouvrira au courant de l’automne, après la rentrée scolaire, une fois établies toutes les mesures sanitaires à respecter.