Naviguer sans heurt avec les baleines

Seules trois espèces de baleines peuplent l’Arctique canadien toute l’année : le narval, le béluga et la baleine boréale qui respire ici à la surface de l’eau. L’été, l’épaulard fréquente aussi ces eaux froides. (Jon Aars/Institut polaire norvégien)

Une collision entre un bateau et une baleine est rarement détectée au moment de l’impact. Parfois, l’animal reste coincé sur la coque avant du bateau, et l’équipage ne constate l’accident qu’à l’arrivée au port. Pour limiter les collisions, les marins aimeraient détecter les baleines en temps réel.

Un ours polaire, des phoques, quelques narvals, l’été est arrivé à Qikiqtaaluk au Nunavut, ou Terre de Baffin en inuktitut. Une tête grise, tachetée de blanc, dotée d’une défense torsadée sort de l’eau. Seuls les narvals mâles en sont pourvus. Ce mammifère marin, vivant strictement en Arctique, reste méconnu, même s’il marque l’imaginaire.

Cette défense est en fait une dent aux multiples fonctions. Les scientifiques de Pêches et Océans Canada (MPO) ont récemment découvert qu’elle servirait, entre autres, à chasser. Ils ont observé un narval assommant un poisson avec sa défense, avant de l’avaler.

Cette découverte n’aurait pas été possible sans une observation depuis les airs. C’est un drone qui a capté ces images, analysées ensuite par Marianne Marcoux et son équipe du MPO. La chercheuse s’intéresse à la répartition spatiale et temporelle des narvals dans l’Arctique canadien pour mieux les protéger. Elle cherche aussi à estimer leur nombre, leur âge et la dynamique des populations des baleines de l’Arctique.

Le narval n’est visible qu’en été, et il ne se laisse pas facilement approcher. Les images aériennes prises par drone, avion ou satellite deviennent alors indispensables pour étudier ces populations.

Des milliers d’images sont prises lors de chaque expédition. De retour sur le continent, l’analyse est longue et fastidieuse, comme l’explique Marianne Marcoux. « Chaque photo, ça peut prendre plusieurs minutes, peut-être même des heures, pour détecter les baleines. Tout dépendant de combien il y a de baleines à regarder sur ces photos-là. »

Les biologistes Bertrand Charry et Emily Charry Tissier ont justement compté à la main des centaines et des centaines de narvals pour en déterminer l’âge, le sexe, l’habitat critique, etc. Des projets menés en collaboration avec Marianne Marcoux ou le Fonds mondial pour la nature (WWF).

Réduire le temps de détection des baleines

Après des milliers d’heures passées à compter des mammifères marins dans un océan d’images, le couple se dit qu’« il doit y avoir une façon plus efficace pour passer à travers tout ça, une façon plus rapide et plus standardisée ». Ils cherchent un outil de détection automatique des baleines. Mais rien ne correspond à leur besoin.

Ils décident alors de créer eux-mêmes un outil d’intelligence artificielle pour compter et repérer automatiquement les baleines, allant du béluga à la baleine bleue, le plus grand de tous les animaux. Ils s’associent avec un développeur, Antoine Gagné-Turcotte, et cofondent l’entreprise Whale Seeker.

Ensemble, ils ont mis au point un algorithme capable de reconnaître une baleine à partir d’images aériennes captées par drone, satellite ou à bord d’un avion. Ils travaillent aussi sur des images infrarouges prises à partir d’un bateau. L’outil fournit une analyse d’image fiable et plus rapide qu’une analyse à la main.

Un narval sortant de l’eau froide de l’Arctique. (Photo : Clint Wright)

La chercheuse Marianne Marcoux met parfois un an avant d’obtenir ses résultats. Or, comme son travail consiste à rendre des avis scientifiques pour assurer une bonne gestion des populations de narvals, elle souhaiterait écourter ce délai pour assurer la survie des troupeaux de narvals. Ceux-ci sont menacés par la chasse traditionnelle inuit et la fonte des glaces qui favorise l’augmentation du trafic maritime et les collisions. Pour pallier cette lacune, elle collabore avec Whale Seeker.

En plus de la recherche, cet outil servirait aux autorités portuaires et aux navires qui veulent éviter une collision, ou encore aux pétrolières qui doivent s’assurer de l’absence de mammifère marin dans les environs avant un test sismique. Les groupes de conservation de la nature ou de consultation environnementale s’en serviraient pour réaliser des études d’impact, par exemple.

L’algorithme sera accessible à tout le monde, sous des conditions éthiques précises, comme le souligne Emily Charry Tissier : « On ne veut pas que Whale Seeker serve à contourner des lois de l’environnement, ou serve aux chasseurs de baleines d’être beaucoup plus efficaces, par exemple. »

En plus de protéger les mammifères marins, Bertrand Charry caresse l’idée que toutes les données collectées par Whale Seeker permettent de mieux connaître les baleines, en particulier celles difficilement accessibles du lointain Arctique.

Un troupeau de bélugas (Photo : Pêches et Océans Canada)
L’intelligence artificielle apprend à reconnaître les baleines

L’un des plus grands enjeux du transport maritime, c’est la capacité des navires à repérer la présence des baleines le long de leur parcours. Souvent, l’équipage ne les voit pas, ou trop tard. Avec Whale Seeker, le capitaine enverrait son image sur une plateforme pour recevoir une réponse fiable et rapide, presque en temps réel, de la position des baleines.

L’algorithme fonctionne un peu comme nos neurones. Il apprend à reconnaître des parties de la baleine, et à les discriminer d’une vague, d’une roche ou d’un reflet du soleil, comme le détaille Antoine Gagné-Turcotte. « À partir d’un millier d’images environ, nous, on commence à avoir des bons résultats. Puis, les modèles d’intelligence artificielle, c’est ça qui est le fun, plus tu lui en donnes, plus il apprend. Et il va apprendre de façon plus précise à reconnaître qu’est-ce qui est une baleine, de qu’est ce qui n’en est pas. »

Pour apprendre, chaque photo a été annotée au préalable par des biologistes marins qui connaissent les baleines. Ces biologistes vérifient les images pour lesquelles l’outil a un doute. L’algorithme sera mis à jour en continu.

Un troupeau de narvals hors de l’eau entourés de glace de mer. (Paul Nicklen/WWF)
D’autres outils pour éviter une collision avec une baleine

Le nombre de collisions pourrait augmenter dans certaines parties du monde, avec le réchauffement climatique qui accélère la fonte des glaces. À Whale Seeker s’ajoutent des initiatives d’observations humaines ou locales, comme l’application mobile WhaleAlert qui regroupe les observations de groupes de conservation de la nature, d’agences gouvernementales, d’entreprises de transport maritime…

En Colombie-Britannique, l’Institut de recherche océanographique de la côte a mis en place un réseau d’observation des cétacés depuis quelques années. Et depuis 2018, un système d’alerte envoie un message aux capitaines des bateaux lorsqu’une baleine a été vue dans les trois heures précédentes dans un rayon de 18,5 km autour d’eux. Tandis que dans la baie du cap Cod, ce sont des bouées équipées d’hydrophones qui détectent les sons émis par les baleines et qui envoient un signal aux navires du secteur.

Dans le golfe du Saint-Laurent, plusieurs baleines noires, en voie de disparition, se sont échouées sur les berges ces dernières années. Depuis, elles sont surveillées de près par bateau, par survols aériens et avec plusieurs hydrophones. Depuis quelques années, des robots sous-marins sillonnent aussi le fleuve pour mieux comprendre l’habitat des baleines. Ces planeurs acoustiques détectent, entre autres, la température de l’eau et la nourriture des cétacés.

D’autres initiatives financées par Pêches et Océans Canada devraient voir le jour, comme l’installation de caméras infrarouges à bord de navires pour détecter les souffles de baleine presque en temps réel.

Les planeurs déployés dans le golfe Saint-Laurent descendront à 300 mètres de profondeur. (Radio-Canada)

Pour mettre au point ces solutions, il faut multiplier les connaissances. Connaître le nombre de baleines, les caractéristiques de chaque espèce, les lieux et dates de reproduction, de migration, savoir où elles se nourrissent, pourquoi elles fuient ou s’approchent des bateaux, etc. sont des éléments qui permettront de mieux protéger les baleines.

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Le reportage de Carine Monat, de Simon Giroux et de Stephan Gravel est diffusé à l’émission La semaine verte de Radio-Canada.

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