La tuberculose au Canada, un fléau du passé qui refuse de partir
La tuberculose ne devrait plus exister. Pourtant, cette maladie, évitable et curable, continue de frapper sans pitié les communautés autochtones, en particulier celles du Grand Nord. Ottawa a promis de l’éradiquer d’ici 2030, mais la lutte contre celle qu’on surnomme la « peste blanche » connaît un important recul à un moment charnière.
Le vent souffle juste ce qu’il faut sur Kinngait. Cette brise permet aux maîtres sculpteurs d’éloigner les fortes poussières produites par la taille de la pierre.
Kinngait, jadis appelé Cape Dorset, compte plus d’artistes par habitant que toute autre communauté au Canada. Leur savoir-faire plonge ses racines dans le passé et s’inspire encore aujourd’hui des mythes et des légendes inuit.
Mais au-delà des créatures de rêves et des esprits terrifiants, il existe dans ce hameau de 1450 personnes un ennemi bien réel. Un mal d’une autre époque qui, lui aussi, se perpétue : la tuberculose.
Le simple fait de prononcer le mot tuberculose angoisse Kumaarjuk Pii. Les larmes du passé reviennent facilement à la surface. Mais c’est au nom de l’avenir, celui de ses petits-enfants, qu’elle y va d’un cri du cœur.
« Il serait inhumain de ne pas s’inquiéter. Je veux que mes descendants soient à l’abri de ce qui ne devrait déjà plus exister depuis très longtemps. »
Le spectre de cette maladie bactérienne, l’une des plus infectieuses et des plus anciennes, reste omniprésent à Kinngait, comme dans l’ensemble du Nunavut.
Si la « peste blanche » a été largement éliminée dans le sud du pays, elle n’a jamais quitté le nord depuis son arrivée avec les explorateurs européens et les baleiniers au XIXe siècle.
À l’échelle mondiale, le problème de la tuberculose au Canada est minuscule. Mais chez les Inuit, le taux d’incidence de la maladie est près de 300 fois plus élevé que celui de la population non autochtone. Au moins 16 des 24 communautés du territoire présentaient encore l’an dernier des cas de tuberculose actifs ou latents.
« Nous sommes moins importants. Nous ne valons pas assez. C’est ce que je vois. Je peux me tromper. Mais je me permets de dire qu’il y a une injustice. N’est-ce pas? »
Tout comme le coronavirus, la tuberculose se propage par voie aérienne, par la toux ou les éternuements. Les deux ont aussi des symptômes communs : fièvre, fatigue, toux douloureuse et essoufflement. Et dans un cas comme dans l’autre, il est impératif de retracer les personnes qui ont été en contact avec les malades.
La pandémie de COVID-19 fait cependant ressortir un contraste troublant. Pour contenir cette crise de santé publique, les gouvernements ont vite compris l’importance de donner rapidement un portrait juste et détaillé de la situation à la population.
Parce qu’il n’y a pas de temps à perdre, on peut connaître presque en temps réel le nombre de cas de COVID-19 dans les diverses communautés du pays, même dans l’Arctique.
Mais qu’en est-il de la tuberculose? Combien de cas existe-t-il précisément à Kinngait, par exemple? « Je n’en ai aucune idée, mais je suis convaincue qu’il y en a », répond Kumaarjuk Pii.
Rencontré le même jour de septembre, un homme prénommé Kudlu était persuadé que la communauté en comptait « au moins une dizaine ». Une autre résidente du village, Oloosie, s’avance : « Je ne serais pas surprise que ce soit plus élevé ».
Pour Kumaarjuk Pii, cela témoigne bien du deux poids, deux mesures dans la lutte contre ces fléaux : « Vous voyez la différence entre les efforts contre la COVID et ceux contre la tuberculose? »
Le légendaire médecin canadien Sir William Osler a déjà décrit la tuberculose comme « une maladie sociale qui a des conséquences médicales ».
Celui qui est considéré par plusieurs comme le père de la médecine moderne peut difficilement être contredit un siècle après sa mort.
C’est connu, la maladie se propage et se développe particulièrement dans les endroits où les conditions d’habitation sont malsaines. Or, le Nunavut a le taux le plus élevé de logements surpeuplés au Canada. Des unités et des maisons qui sont souvent non ventilées, rarement rénovées et conçues pour l’Arctique.
Il n’est pas rare de voir plus d’une dizaine d’Inuit entassés dans des logements d’une ou deux chambres. La promiscuité continue ainsi de favoriser les occasions de contagion.
« Il est difficile de croire que cela se passe dans notre propre pays », glisse le docteur Gonzalo Alvarez, bien au fait de la situation au Nunavut. « C’est quelque chose que l’on peut pourtant prévenir. »
Le pneumologue et chercheur, spécialiste de la tuberculose à l’Institut de recherche de l’Hôpital d’Ottawa, insiste : « Il faut être plus rapide. »
Kumaarjuk Pii se considère presque chanceuse. À 60 ans, elle vit dans un logement d’une chambre à coucher avec ses quatre enfants et petits-enfants.
« Si le gouvernement ne construit pas plus de logements, nous sommes en quelque sorte condamnés. Nous n’avons pas besoin de plus d’éducation sur la façon dont la maladie se propage, nous avons besoin de plus de logements. »
À Kinngait, il ne s’est pas construit de maisons ni d’unités de logements pour les familles depuis 6 ans. Et malgré les dizaines de millions de dollars annoncés par le gouvernement fédéral pour le logement au Nunavut, personne ne peut dire quand le prochain chantier verra le jour ici.
Comme ailleurs dans le monde, la tuberculose au Canada reste un symptôme d’iniquité.
Une flambée de cas dans des communautés du Grand Nord, qui a entre autres coûté la vie à deux adolescents inuit, a eu l’effet d’un coup de semonce. En 2018, le gouvernement Trudeau avait finalement pris cet engagement formel : « la tuberculose sera une chose du passé dans le Nord du Canada. »
Ottawa a promis non seulement d’éradiquer la maladie d’ici 2030, mais de réduire de moitié le nombre de cas de tuberculose active d’ici 2025.
Des efforts accrus ont été déployés en vue de réduire les taux d’infection active et latente de la maladie, en facilitant notamment le dépistage et le traitement. Ottawa avait réservé environ 28 millions sur cinq ans pour éliminer la tuberculose chez l’ensemble des Inuit au pays.
Mais aux obstacles existants qui restent à être surmontés pour triompher de cet ennemi sournois s’en ajoute un autre, imprévu.
Ici, comme ailleurs dans le monde, la pandémie de COVID-19 est venue saper les progrès réalisés ces dernières années contre la tuberculose.
« Il ne fait aucun doute que les efforts visant à réduire et à éliminer la tuberculose connaissent un recul. Nous sommes réellement inquiets », explique le docteur Gonzalo Alvarez, « et je ne pense pas que le Nunavut fasse exception à la règle. »
À l’échelle mondiale, des rapports d’experts ont confirmé qu’en un an seulement, la COVID-19 a réduit à néant plus d’une décennie de progrès dans la lutte contre la tuberculose.
L’an dernier, l’Organisation mondiale de la santé avait estimé que trois mois de confinement pourraient aboutir à 6 millions de nouvelles infections et à 1,4 million de morts supplémentaires de la tuberculose d’ici 2025.
Or, comme le rappelle le docteur Gonzalo Alvarez, « le Nunavut a connu le confinement le plus sévère en Amérique du Nord. »
Autre entrave, les ressources habituellement allouées pour la prévention et le dépistage de la tuberculose ont été « détournées » à plusieurs endroits au Canada pour s’attaquer à la COVID. C’est ce que soutient Stop TB Canada, une coalition formée notamment de médecins, de spécialistes et de chercheurs. Le groupe fait état de retards dans la pose de diagnostics et dans le signalement des personnes présentant une maladie plus avancée.
À pareille date l’an dernier, le gouvernement territorial admettait que la pandémie allait entraver les efforts d’éradication de la tuberculose sur son territoire.
Le médecin hygiéniste en chef du Nunavut, Michael Patterson, croit qu’il est encore trop tôt pour en évaluer pleinement les conséquences. « C’est une maladie qui se développe lentement et il faut parfois attendre un an ou deux après un événement pour connaître son impact réel. »
Un immense brouillard enveloppe le portrait actuel de la tuberculose au pays. Et le manque alarmant de données n’aide pas à le dissiper, ce qui préoccupe fortement Stop TB Canada, l’une des voix les plus avisées sur la question.
« C’est un problème énorme. Nous ne disposons pas d’un système d’information transparent et à jour sur la situation de la tuberculose au Canada », déplore la docteure Elizabeth Rea, présidente de la coalition.
Le système de surveillance de la tuberculose au Canada est « sous-financé et sous-développé depuis de nombreuses années ». Les dernières statistiques nationales ont été publiées en 2019. Elles sont basées sur des données minimales de 2017.
Bref, comment mesurer, sans ces données, le succès des efforts déployés par Ottawa pour éliminer la tuberculose, dans la foulée de son engagement de 2018?
Stop TB Canada demande au gouvernement fédéral d’inclure dans son prochain budget le financement et la mise en place « d’une infrastructure nationale de surveillance de la tuberculose robuste, moderne et rapide », en appui à sa propre promesse d’éliminer la maladie d’ici 2030.
À défaut d’un sérieux coup de barre, la réalité pourrait rattraper le Canada, qui peut difficilement ignorer les erreurs du passé, dont les conséquences d’un colonialisme destructeur.
« Je ne peux pas imaginer ce que mes parents ont dû traverser ». Le reste de la phrase se perd en sanglots.
À Kinngait, comme dans les autres communautés de l’Arctique de l’Est, traumatisme et tuberculose sont malheureusement indissociables l’un de l’autre.
L’histoire que partage Kumaarjuk Pii est celle d’un « vrai monstre » qui lui a arraché son petit frère qu’elle n’a jamais connu.
Dans les années 50 et 60, plus de 5000 Inuit atteints de tuberculose étaient déportés de leur communauté vers des sanatoriums du sud. Plusieurs étaient des enfants.
Souvent sans leur consentement ou sans avertir leur famille, ils étaient forcés de monter à bord du C.D. Howe, un navire-clinique fédéral, qui passait de village en village une fois par année.
Leur séjour dans un sanatorium, au terme d’un voyage de plusieurs semaines en mer, durait en moyenne deux ans et demi. Et certains patients y restaient même plus longtemps. Bon nombre de familles n’étaient pas averties lorsqu’un patient atteint de tuberculose mourait dans le Sud.
Le frère de Kumaarjuk n’est jamais revenu. « Cela me fait tellement mal de savoir que ma mère est morte sans jamais pouvoir savoir où était enterré son fils. Je ne peux pas imaginer à quel point cela a été douloureux. »
Pour les Inuit, cette dislocation et cette destruction des familles sont comparables aux horreurs des pensionnats pour les Premières Nations.
Ottawa a peut-être présenté des excuses officielles aux Inuit pour cette « approche colonialiste et malavisée », mais encore aujourd’hui, les anciens parlent de ce bateau.
Ce long épisode peut expliquer une certaine réticence, voire une méfiance, dans la population à l’égard du dépistage et du traitement.
Le temps passe, mais il ne règle pas tout. Un siècle s’est déjà écoulé depuis l’introduction du vaccin Bacilllus Calmette-Guérin (BCG). Le BCG demeure à ce jour l’unique vaccin homologué contre la tuberculose.
Il faut savoir que le Nunavut est le seul parmi les provinces et territoires canadiens où le vaccin BCG est administré systématiquement aux bébés en raison du taux élevé de tuberculose sur le territoire.
Mais son efficacité demeure limitée et sa protection, modérée. Encore aujourd’hui, le BCG ne sert qu’à prévenir les formes sévères de la maladie chez les jeunes enfants. En d’autres mots, il est inefficace pour prévenir la tuberculose pulmonaire (la forme la plus courante de la maladie) chez les adolescents et les adultes.
En fait, le BCG reste le plus ancien vaccin encore utilisé dans le monde. À Kinngait, Kumaarjuk Pii partage calmement sa frustration.
« S’ils peuvent le faire pour la COVID, je suis sûr qu’ils peuvent faire quelque chose de mieux pour la tuberculose. Ils doivent faire plus de recherches, mettre plus d’efforts. C’est une injustice. Comment est-ce possible? »
Dans cette lutte contre la tuberculose, difficile de ne pas y avoir un échec du Canada sur deux fronts : sa réponse aux inégalités à l’intérieur de ses propres frontières et son incapacité à tenir une promesse en matière de santé mondiale.
Le Canada s’est déjà engagé devant l’ONU à augmenter ses investissements en recherche et développement (R-D) pour mieux combattre la tuberculose. En plus d’aider la recherche sur les médicaments et les diagnostics, ces fonds doivent servir au développement d’un nouveau vaccin.
Lors d’une rencontre de haut niveau aux Nations unies, il a donc été convenu en 2018 que les pays investissent leur « juste part ». Ainsi, le Canada devrait consacrer au moins 0,1 % de ses dépenses totales en recherche et développement dans la lutte contre la tuberculose.
« La juste part, c’est le minimum. L’objectif établit le plancher, mais pas le plafond. C’est une attente minimale de contribution annuelle », explique Mike Frick du Treatment Action Group.
Or, les travaux de ce groupe de réflexion basé à New York permettent d’évaluer les tendances du financement de la recherche sur la tuberculose. Ils concluent que « le Canada n’a toujours pas atteint l’objectif ». Il n’y est pas parvenu en 2019 ni l’an dernier.
En d’autres mots, le gouvernement Trudeau a investi autour de 20 millions de dollars américains, alors que sa « juste part » devrait correspondre à 25,3 millions de dollars américains.
« Pourtant, indique Mike Frick, le Canada est un pays qui peut facilement dépasser le plancher qui a été fixé. »
Le Canada a promis à tout un peuple, comme à Kumaarjuk Pii, de les libérer de ce mal persistant. Sans efforts supplémentaires et accélérés, il pourra difficilement tenir parole d’ici 2030.
À 60 ans, Kumaarjuk espère vivre assez longtemps pour en être témoin. Elle doit maintenant trouver la force pour partir à la recherche de la sépulture de son frère.
« Avant de mourir, je veux pouvoir aller sur la tombe de ma mère et lui dire où son fils est enterré. Je dois le faire, je le lui ai promis. »
À l’écart des projecteurs, « la peste blanche » reste l’emblème d’un échec d’une des nations les plus riches.
Si le Nunavut était un pays, il figurerait sur la liste des nations où la tuberculose pèse le plus lourd, aux côtés de celles de l’Afrique centrale.
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