Les visions divergent quant aux priorités de sécurité dans l’Arctique canadien

Des radars du Système d’alerte du Nord sur la Terre de Baffin, au Nunavut (Marc Godbout/Radio-Canada)
La Russie représente-t-elle une menace importante pour le Canada dans l’Arctique? Ottawa devrait-il renforcer la présence militaire et les infrastructures de défense dans le Grand Nord ou prioriser d’autres besoins criants? Les avis divergent à ce sujet, si l’on se fie aux propos d’experts venus témoigner en début de semaine à une réunion du comité du Sénat sur la sécurité et la défense.

La réunion se déroulait lundi sous le thème des « capacités de défense et d’infrastructure de la sécurité du Canada dans l’Arctique, y compris dans le contexte des changements climatiques », en vue de la production d’un rapport sur le sujet.

Pour le colonel à la retraite Pierre Leblanc, qui est aussi président d’Arctic Security Consultants, le Canada doit vite améliorer sa position défensive, face aux menaces croissantes posées par la Russie, la Chine et la Corée du Nord.

D’après lui, les moyens de défense doivent être améliorés, notamment les systèmes de détection radar et de défense antiaérienne actuels. Le Canada devrait également faire partie du bouclier antimissile américain, d’après lui.

« La base d’Alert [dans l’extrême nord] est à seulement 1500 km du territoire russe. Le président Vladimir Poutine pourrait être tenté de frapper le Canada pour le punir de son appui à l’Ukraine. Une attaque de la station d’Alert serait relativement facile à faire. Cet endroit est vulnérable », a-t-il soutenu devant les sénateurs membres du comité.

Le colonel à la retraite Pierre Leblanc, président d’Arctic Security Consultants (Sénat du Canada)

M. Leblanc propose également de développer Resolute Bay comme carrefour central de la sécurité en Arctique, pour permettre l’atterrissage d’avions de chasse F-35 et le ravitaillement en eaux profondes. Ce site plus au nord viendrait renforcer la présence canadienne advenant une incursion ou une attaque. 

On pourrait concentrer à cet endroit stratégique toutes les ressources des ministères qui ont une responsabilité dans l’Arctique, comme les Forces canadiennes, la Garde côtière, la sécurité des frontières, et Environnement Canada, selon lui.

« Le Canada est critiqué pour ne pas avoir d’infrastructure maritime dans l’Arctique canadien. À mesure que le trafic maritime et les activités humaines augmentent, éventuellement, on va avoir un désastre dans l’Arctique. On a déjà eu trois navires de croisière qui se sont échoués dans l’Arctique canadien », affirme M. Leblanc.

« À Resolute Bay, on pourrait avoir toutes les ressources de recherche et de sauvetage pour répondre à un incident environnemental, et assurer le support des opérations des Forces canadiennes. Les navires de patrouille pourraient y faire le ravitaillement en pétrole et le changement d’équipage », poursuit M. Leblanc.

« Resolute Bay se trouve sur le tronçon le plus fréquenté du passage du Nord-Ouest. Ceci créerait aussi des opportunités commerciales dans le Grand Nord, comme le ravitaillement en gaz naturel liquéfié pour soutenir les activités maritimes et autres », avance-t-il. 

« Les menaces sont en Europe »

Pour Michael Byers, professeur de science politique à l’Université de la Colombie-Britannique, les enjeux les plus importants sont ceux entourant les changements climatiques et le bien-être des populations arctiques du Canada, devant la sécurité militaire.

« Quand on parle de sécurité, il y a aussi la sécurité humaine. Pourquoi la tuberculose est-elle endémique dans l’Arctique? Pourquoi est-ce que la violence conjugale dépasse les niveaux de partout ailleurs au Canada? Nous avons une crise sociale et économique dans l’Arctique canadien. Et nous devons voir une mise en oeuvre de toutes les promesses et de tous les plans formulés jusqu’à maintenant », insiste-t-il.

Michael Byers, professeur à l’Université de la Colombie-Britannique (Sénat du Canada)

« J’appuie le fait que nos forces armées soient fortes, mais je pense qu’il faut déployer l’armée dans les endroits les plus stratégiques à l’avenir. Et je crois qu’il s’agit de l’Arctique européen et non canadien. Il faut être prudent dans nos dépenses et attribuer les ressources de façon intelligente et ciblée », poursuit-il.

« Je me préoccupe de la menace que pose la Russie dans l’Arctique européen, dans la mer de Barents et dans la mer de Norvège. Le fait que les États-Unis aient reconstitué leur flotte. Et la menace russe envers les États baltes et envers la Finlande et la Suède, qui s’apprêtent à se joindre à l’OTAN », mentionne le chercheur.

Selon lui, le Canada doit être prêt à intervenir en appui dans cette région à tout moment.

« La Russie n’a pas grand-chose à gagner dans l’Arctique canadien. Et comme les États-Unis et le Canada sont partenaires dans le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord, la menace est réduite. La Russie ne cherche pas à attaquer le Canada dans l’Arctique ou à entrer dans son territoire », soutient-il.

La fonte du pergélisol

Pour Magali Vullierme, chercheuse spécialiste de l’Arctique à l’Université de Montréal et à l’École nationale d’administration publique, la fonte du pergélisol doit être considérée comme une des plus grandes menaces à la sécurité dans l’Arctique, tant pour les infrastructures civiles que militaires.

« Il est très important de mettre en place une étude très particulière et approfondie de ce phénomène pour prévoir » les changements dans les années à venir, dit-elle.

Magali Vullierme, chercheuse à l’Université de Montréal et à l’École nationale d’administration publique (Sénat du Canada)

Les réseaux routiers, les aéroports ou encore les bases radar sont tous à risque d’affaissement ou d’effondrement, selon qu’ils sont dans une zone en pleine fonte ou encore près des côtes, où l’érosion des berges est en cours.

Elle fait remarquer qu’une portion de route construite sur du pergélisol doit être réhabilitée tous les six ou sept ans, ce qui engendre des coûts cinq fois plus élevés qu’une route conventionnelle dans le Sud.

Dans la péninsule du Yamal, dans l’Arctique russe, des compagnies ont installé des tubes réfrigérants à la base d’infrastructures critiques pour les conserver sous zéro. Cela devient possible sur certaines routes, mais est impensable pour les pistes d’atterrissage, par exemple, qui doivent être exemptes de structures encombrantes.

« La dernière solution est de déplacer les infrastructures. Tout ça a un coût phénoménal. Il est important de travailler là-dessus pour les futures installations, les mettre là où les risques sont moindres et surveiller les dégradations », ajoute-t-elle.

Les experts ont par ailleurs souligné l’importance d’entraîner les Forces armées en contexte arctique, où le terrain et le climat ont des exigences particulières.

On doit aussi, selon plusieurs, miser sur le développement des Rangers, issus des communautés locales, pour augmenter la sécurité de la population. Mme Vullierme mentionne qu’ils ont joué un rôle clé pour minimiser la propagation de la COVID-19 dans les communautés nordiques.

Finalement, les experts ont aussi parlé des besoins criants en matière de connectivité dans le Nord, ce qui passerait notamment par l’installation de câbles de fibre optique.

Des câbles sous-marins de télécommunication, munis de capteurs, peuvent également servir à la surveillance des changements climatiques et à la sécurité, conclut Mme Vullierme.

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