Conserver la biodiversité, de Yellowstone au Yukon

Un coyote (Lucy Nicholson/Reuters)
Il y a 30 ans, plus de 150 nations cherchaient des moyens concrets pour respecter leurs engagements en vertu de la Convention sur la diversité biologique, signée en 1992 au Sommet de la Terre à Rio. Un écologiste canadien a eu l’audace de vouloir relier un large territoire de plus de 3000 km entre Yellowstone et le Yukon pour protéger les animaux qui y habitent. Il a tissé des liens non seulement géographiques, mais aussi humains.

Tout a commencé en 1993. L’Albertain Harvey Locke rêvait de créer un corridor protégé qui s’étend du parc national de Yellowstone, aux États-Unis, jusqu’au Yukon.

Pourquoi? Parce que même dans les régions considérées comme « sauvages », la présence de près ou de loin de l’homme menace la biodiversité. Autoroutes, clôtures, chemins de fer, barrages, étalement urbain sont tous des obstacles aux animaux qui ont un vaste habitat naturel.

Une famille de grizzlys traverse une route dans le parc national de Grand Teton. (Tom Mangelsen/Associated Press)

Peu à peu, le projet Yellowstone to Yukon Conservation Initiative (Y2Y), dont il est le cofondateur, a réussi à établir des couloirs de protection sur une zone contiguë de 3200 km. Cela permet aux animaux de migrer, de se reproduire et de se nourrir sans être dérangés par les humains.

Construction de passages surélevés sur les autoroutes, programmes de surveillance avec les propriétaires de ranch, achat de terres pour garantir le mouvement des animaux : une panoplie de petits et gros projets ont rallié citoyens, agriculteurs, éleveurs, gardes forestiers, politiciens, Autochtones et défenseurs de l’environnement.

La région de Y2Y est désormais l’un des rares écosystèmes montagneux avec autant de zones protégées contiguës sur Terre. Avec une superficie de 1,3 million de kilomètres carrés, sa taille équivaut à deux fois celle du Texas ou de l’Alberta. La région s’étend sur cinq États américains, deux provinces canadiennes, deux territoires canadiens et passe à travers les territoires d’au moins 75 groupes autochtones.

Trente ans après sa création, l’initiative est désormais un modèle de conservation de la biodiversité.

Harvey Locke est le cofondateur du projet Y2Y (archives/Radio-Canada)

Ce n’est pas pour rien que Harvey Locke se dit fier du succès de Y2Y. Il croit que de nombreuses personnes ont vu que leurs actions locales peuvent aussi avoir un impact à grande échelle.

« Je crois que Y2Y a donné de l’espoir à plusieurs, ce qui est important parce qu’il n’y a pas beaucoup d’espoir en ce moment quand on parle d’environnement. Les gens ont l’impression que les problèmes sont trop complexes […] Y2Y montre que les choses peuvent changer. »

Penser au-delà des frontières politiques

Dans les années 1990, le mouvement de conservation au Canada, et ailleurs dans le monde, misait surtout sur la création de zones protégées individuelles. Un parc national ici, un parc là. Mais Harvey Locke soupçonnait que ce n’était pas suffisant pour vraiment préserver la biodiversité des Rocheuses.

« Il y avait un mouvement émergent parmi des scientifiques qui croyaient à la connectivité écologique : que nous devons réfléchir à la façon dont tous les éléments [dans la nature] sont interreliés et qu’il faut aussi penser à grande échelle », explique M. Locke.

Son instinct a été confirmé lorsque des scientifiques ont observé que plusieurs espèces, comme les ours, l’aigle royal et les grizzlis, possédaient de vastes territoires et parcouraient de longues distances chaque année dans la zone entre Yellowstone et le Yukon.

M. Locke a été notamment inspiré par l’histoire d’un loup, surnommé Pluie. En 1991, le biologiste canadien Paul Paquet a installé un collier émetteur sur ce loup près du parc national de Banff. C’était la première fois qu’un scientifique mettait un collier émetteur satellite sur un loup. À la grande surprise des chercheurs, Pluie a parcouru, en l’espace de deux ans, plus de 100 000 kilomètres carrés au Canada et aux États-Unis.

Ainsi, c’est le comportement des animaux qui a déterminé la zone où le groupe de Y2Y déploierait ses efforts. Les animaux ne s’arrêtent pas aux frontières politiques, donc pourquoi limiter ses actions de conservation à des zones prédéterminées par l’homme? se demande M. Locke.

Dans les années 1990, grâce aux colliers émetteurs, les scientifiques ont découvert à quel point le territoire de certaines espèces est vaste. (Nathan Hobbs/Getty)
(Radio-Canada)

Une des premières choses que M. Locke a faites pour convaincre d’autres conservationnistes et écologistes de son idée était de créer un atlas qui montre clairement que la région entre Yellowstone et le Yukon est vraiment un tout.

« À cette époque, quand on regardait un atlas, la zone [des Rocheuses] aux États-Unis était sur une page et celle du Canada, sur une autre page. Mais il n’y avait pas de carte qui comprenait ces deux territoires, qui sont pourtant interreliés », dit M. Locke.

Selon l’écologiste, le territoire proposé par Y2Y était beaucoup plus naturel et tenait compte de la géographie et de la biodiversité commune. Cette carte a convaincu plusieurs de la nécessité de penser à grande échelle.

Selon Charles Chester, qui préside le conseil d’experts de Y2Y, cette façon d’aborder la conservation est désormais une stratégie adoptée à travers le monde.

« Tout ça est arrivé parce que les gens ont voulu changer leur conception de ce qu’est la conservation de la nature », dit ce professeur qui enseigne la politique environnementale mondiale à l’Université Brandeis et à l’Université Tufts.

Des touristes observent des bisons dans le parc national de Yellowstone, aux États-Unis. (Mladen Antonov/AFP)
Relier des territoires et des individus

Selon M. Chester, dans les années 1990, il y avait énormément de groupes qui travaillaient sur des projets de conservation en silo, sans vraiment savoir qui faisait quoi. Le projet Y2Y a permis de faire un lien entre ces groupes et de développer une vision plus globale pour cette zone montagneuse.

« Cette initiative a permis non seulement de relier des territoires, mais aussi de connecter les gens qui y habitent », dit Charles Chester.

« Certaines personnes croyaient que l’idée était grandiose », admet-il. Plutôt, l’initiative a permis de faire le pont entre de nombreux projets et de donner un coup de pouce à ceux qui voulaient entreprendre de nouvelles initiatives.

Les gens ont vu et compris qu’ils n’étaient pas seuls à bûcher dans leur coin. Et ça leur donnait de l’espoir.Charles Chester, Y2Y

M. Chester ajoute que les personnes qui ont participé de près ou de loin à Y2Y ont vu à quel point il est important d’avoir une concertation et un lien entre tous les projets locaux.

« Il faut vraiment penser à tous les niveaux; du local, au régional et à l’international. Nous ne réussirons pas à régler tous les problèmes environnementaux si on n’interagit pas à tous les niveaux », ajoute M. Locke.

Si chaque communauté est différente et entreprend des projets à saveur locale, grâce à Y2Y, ces communautés peuvent s’appuyer sur des scientifiques et sur des modèles éprouvés, dit Jodi Hilty, présidente et directrice scientifique pour Y2Y.

« Par exemple, un groupe local peut essayer de sauver une tourbière, mais n’a pas réalisé que la tourbière à côté est peut-être plus importante. »

L’écologiste Jodi Hilty est présidente et directrice scientifique pour Y2Y. (Y2Y/Facebook)

Elle ajoute que, parfois, certains propriétaires de terres veulent participer à l’effort de conservation, mais ne savent pas comment. « Parfois on achète des terres là où les propriétaires sont prêts à vendre. Parfois on signe des ententes pour que les terres soient gérées en fonction de la protection de la biodiversité. Parfois le producteur a simplement besoin d’un coup de main pour y arriver. On essaie de trouver des façons pour que les animaux puissent se déplacer sur leurs terres, tout en s’assurant que ces propriétaires puissent les utiliser. »

En 2020, Y2Y avait un budget de 3,5 millions de dollars; près de 90 % de cet argent a été dépensé dans des projets de conservation. Près du quart du budget de cet organisme à but non lucratif provient d’individus; 11 % de subventions gouvernementales et 64 % de diverses fondations.

Le mont Yamnuska se situe dans le parc provincial de Bow Valley Wildland, à une heure de route à l’ouest de Calgary. (Julie Préjet/Radio-Canada)
Des impacts concrets

Selon une étude menée par M. Chester et Mme Hilty, les divers projets menés par Y2Y ont bel et bien eu un impact sur l’environnement.

Selon leur analyse, les aires protégées dans la zone Y2Y sont passées de 133 135 à 240 425 kilomètres carrés en l’espace de 25 ans.

En 1993, 9,7 % de la zone Y2Y était une aire protégée; en 2018, c’était 17,6 %. Avant 1993, on y comptait 268 aires protégées. Ce chiffre est monté à 417 en 2018.

C’est excitant de voir que nous sommes dans une meilleure position qu’il y a 30 ans.Harvey Locke, cofondateur de Y2Y

L’étude estime qu’avant 1968, la superficie des aires protégées dans la zone de Y2Y augmentait de 2598 kilomètres carrés en moyenne par année. Depuis le début de l’initiative de Y2Y, c’est plutôt une moyenne de 4962 kilomètres carrés de superficie d’aires protégées qui s’est ajoutée annuellement.

« On voit que la superficie des zones protégées a davantage augmenté dans la région de Y2Y qu’ailleurs en Amérique du Nord », précise Mme Hilty, qui ajoute que les discussions se poursuivent pour ajouter ou agrandir d’autres aires protégées.

L’un des passages pour animaux construits dans le parc national de Banff. Ces structures permettent de relier des habitats vitaux et permettent aux animaux de traverser en toute sécurité des routes passantes. Certains animaux, comme le grizzly et le loup, peuvent mettre jusqu’à cinq ans avant de se sentir à l’aise dans un passage nouvellement construit. (Jeff McIntosh/La Presse canadienne)

Les animaux ont profité de plus grandes zones protégées. Par exemple, au début des années 1990, on comptait moins de 400 grizzlis dans cette zone. En 2018, on en comptait au moins 1700. Le territoire occupé par les grizzlis est aussi passé de 53 000 à plus de 119 000 kilomètres carrés.

Par ailleurs, on aperçoit de nouveau des grizzlis dans certaines zones qu’ils avaient abandonnées, comme des régions dans le centre de l’Idaho et à High Divide, au Montana.

Le nombre de grizzlys dans la zone de Y2Y a augmenté depuis 30 ans. (iStock)

Puisque les collisions entre véhicules et animaux sont une source importante de mortalité de la faune, Y2Y a beaucoup misé sur la construction de passages supérieurs et inférieurs pour traverser des autoroutes ainsi que de clôtures pour empêcher les animaux de franchir ces chemins.

La région de Y2Y possède désormais le système de passages pour animaux le plus important du monde. Il existe plus d’une centaine de ces passages pour la faune étalés sur 169 km d’autoroute. Un tronçon de 80 km dans le parc national de Banff compte à lui seul plus d’une quarantaine de ces passages.

(Radio-Canada)

Selon le gouvernement du Canada, les clôtures routières installées dans le parc de Banff ont réduit de plus de 80 % les collisions entre véhicules et gros mammifères. Chez le wapiti et le chevreuil, cette réduction est supérieure à 96 %.

Les feux de forêt, les inondations, les sécheresses et les variations extrêmes de température causés par les changements climatiques poussent certaines espèces vers de nouveaux habitats. (Terray Sylvester/Reuters)
La biodiversité au temps des changements climatiques

Si à la base l’idée de Y2Y était de permettre aux animaux d’avoir accès à leur vaste territoire naturel, Mme Hilty et M. Chester croient que toutes ces mesures permettent aux animaux d’être plus résilients face aux changements climatiques.

« Cette zone permet aux animaux de se déplacer du nord au sud, dans différentes élévations, afin de trouver le climat qui leur est nécessaire pour survivre », précise Mme Hilty.

Selon M. Chester, les changements climatiques ont déjà un impact majeur sur la faune et la flore dans la zone Y2Y et la situation change d’année en année.

« Oui, la région sera différente dans 50 ans […] Y2Y crée un environnement dans lequel les animaux peuvent s’adapter et bouger. Avec les changements climatiques, il faut donner aux animaux l’occasion de trouver des endroits où ils pourront continuer de vivre, de trouver de la nourriture et un abri. Sinon, ce sera la fin de cet écosystème. »

Le travail de conservation doit continuer et évoluer avec les changements climatiques. (Y2Y/Facebook)
Un travail qui ne finit jamais

« On n’aura jamais fini de préserver la nature, puisque les valeurs et la culture des gens changent tout le temps. »

MM. Chester et Locke sont d’accord; il reste beaucoup à faire pour protéger la biodiversité, surtout dans un contexte de changement climatique.

Par contre, si les mauvaises nouvelles à propos de l’environnement abondent, M. Locke croit qu’il ne faut pas oublier les projets, comme Y2Y, qui ont connu du succès et qui ont eu un impact. Il croit que la conservation de la nature a beaucoup évolué en 30 ans et il croit que de plus en plus de politiques gouvernementales reflètent le désir du public d’agir pour freiner les effets des changements climatiques.

Je pense que les gens sont prêts à changer les choses. Parce qu’ils savent que ne rien faire est impensable.Harvey Locke, cofondateur de Y2Y

D’ailleurs, cet automne, se tiendra à Kunming, en Chine, la deuxième partie de la 15e Conférence des Parties à la Convention sur la biodiversité, où l’on espère finaliser un plan stratégique de conservation de la biodiversité mondiale pour la prochaine décennie ou plus.

La proposition actuelle est de protéger 30 % des terres et des mers du monde d’ici 2030.

Si de tels objectifs peuvent sembler impossibles à atteindre, des initiatives comme Y2Y montrent qu’ils sont réalisables, croit Harvey Locke.

« Vous savez, il y a peut-être plein de désespoir et certains commencent à laisser les choses aller parce qu’ils se disent qu’on n’y arrivera pas. Mais on peut changer les choses. Il y a un moyen de vivre en harmonie avec la nature tout en subvenant à nos besoins. »

Mélanie Meloche-Holubowski, Radio-Canada

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