L’écosystème marin à l’est du Groenland en plein chamboulement
La disparition de la glace de mer en été, des eaux plus chaudes et des changements dans la nourriture disponible attirent nombre d’espèces de baleines et de poissons de l’Atlantique Nord vers les eaux arctiques à l’est du Groenland. Les espèces arctiques, elles, sont poussées plus au nord. Ces changements seront probablement irréversibles, avertissent des chercheurs.
Une équipe de scientifiques de l’Institut des ressources naturelles du Groenland a synthétisé les données portant sur la couverture annuelle de glace d’été, les températures de surface et les observations de cétacés, d’autres mammifères et de poissons au cours des dernières décennies dans les eaux au sud-est du Groenland, particulièrement dans la mer d’Irminger et le détroit du Danemark.
Ils notent que la quantité de glace d’été, qui dérive du nord vers le sud le long de la côte groenlandaise avec le courant, est à son plus bas en 200 ans. Certains étés connaissent désormais une quasi-absence de glace.
Les températures de surface, elles, ont augmenté de près de 2 degrés Celsius depuis 1980 dans cette zone où passe le courant du Groenland oriental, un courant marin froid qui vient de l’océan Arctique et qui circule le long des côtes orientales de l’île en direction du sud. Le courant d’Irminger, qui amène les eaux chaudes de l’Atlantique vers le nord et rencontre le courant du Groenland oriental, est plus chaud qu’avant et contribue au phénomène de réchauffement des eaux de la région.
Pendant ce temps, on observe de plus en plus d’espèces de mammifères marins comme le rorqual commun, la baleine à bosse, l’épaulard et le dauphin dans ces eaux nordiques, alors qu’elles y étaient presque absentes il y a quelques années seulement. Des poissons comme le thon rouge de l’Atlantique sont aussi plus fréquents dans cette zone située à la jonction entre les océans Arctique et Atlantique Nord.
Puisque la surface de l’eau est maintenant libre de glace pendant des mois, les grands mammifères marins y trouvent un habitat qui leur convient, puisqu’ils doivent constamment remonter à la surface pour respirer.
Parallèlement, des espèces typiques de cette région, comme le narval et le morse, s’y font de plus en plus rares. On sait que le narval dépend grandement de la présence de glace, à la fois pour se nourrir et comme refuge.
Un point de bascule
« L’une des principales conclusions est que cet événement est tout à fait inhabituel au cours des 200 dernières années d’observations des glaces estivales dans la région. Nous avons vu de grands changements dans certains des niveaux trophiques supérieurs [le haut de la chaîne alimentaire, NDLR]. Il existe probablement de nombreux autres changements dans l’écosystème et le réseau trophique qui n’ont pas encore été décrits et qui pourraient expliquer en partie l’arrivée d’espèces hautement migratrices dans la région », dit dans un communiqué Brian MacKenzie, professeur à l’Université technique du Danemark et coauteur de l’étude parue dans la revue Global Change Biology.
Les scientifiques émettent l’hypothèse que c’est la productivité biologique dans l’océan, en augmentation en raison notamment des températures plus élevées, qui attire aussi ces espèces venues du sud. Le zooplancton, qui sert de nourriture aux poissons et aux cétacés, serait ainsi plus abondant.
Cela reste à confirmer, car plusieurs facteurs doivent être pris en compte et les interactions sont complexes. D’autant plus que l’arrivée de ces nouveaux prédateurs dans la région a des conséquences inattendues sur les poissons dont ils se nourrissent et sur tout l’écosystème marin. Les chercheurs demandent d’ailleurs plus d’études sur le sujet.
La majeure partie de la glace de l’océan Arctique est générée dans un système de circulation au nord de l’Alaska et elle vient, après plusieurs années, à être poussée par les courants vers le nord du Groenland. De là, une grande partie est entraînée à grande vitesse vers le sud le long de la côte est du Groenland avant d’entrer dans l’Atlantique Nord. Or, c’est cette glace générée dans l’océan arctique qui est de moins en moins abondante depuis les dernières décennies.
« Le nouveau régime deviendra probablement permanent dans un avenir prévisible, à moins que les températures ne se refroidissent et que l’exportation de glace du nord n’augmente à nouveau [au sud-est du Groenland]. Selon de récents rapports du GIEC, le réchauffement climatique continu au 21e siècle rend ce scénario improbable », souligne quant à lui Mads Peter Heide-Jørgensen, professeur à l’Institut des ressources naturelles du Groenland.
« La récente disparition de la banquise estivale le long de la côte est du Groenland montre à quel point les perturbations météorologiques sont liées aux changements des conditions écologiques marines sur des distances de plusieurs milliers de kilomètres », conclut le professeur Heide-Jørgensen.