Quand l’art inuit et l’écologie ne font pas bon ménage

Des sculptures comme celles-ci, créées à partir d’os de baleine et d’autres parties de mammifères marins, ne peuvent pas être exportées vers les États-Unis sans permis. (Radio-Canada/Christopher Langenzarde)

Un Américain, pincé récemment avec des sculptures inuit en défense de morse et en dents de cachalot achetées à Montréal, a écopé d’une sévère amende. Mais cette loi visant à protéger les espèces menacées nuit à la vitalité des artistes inuit, selon certains. Décryptage.

En juillet 2021, Pedro Huertas, un médecin américain qui tentait de passer du Canada aux États-Unis par un poste frontalier du Vermont, a déclaré à un douanier qu’il apportait une statue en pierre d’une valeur de 2000 $.

Mais il mentait.

La fouille de son véhicule a révélé neuf paquets de différentes tailles, selon une poursuite déposée devant un tribunal américain. Lorsque les gardes-frontières ont demandé à M. Huertas ce qu’il y avait à l’intérieur, lui et sa femme n’ont pas répondu à leurs questions.

Les autorités américaines apprendront plus tard que trois des œuvres ont été sculptées dans des dents de cachalot et une autre dans une défense de morse. Les gardes-frontières les ont saisies.

La douane américaine a trouvé ces trois tupilaks sculptés dans des dents de cachalot dans le véhicule de Pedro Huertas en juillet 2021. (Photo : US Attorney’s office, District of Vermont)

En effet, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) restreint la vente et l’exportation de produits fabriqués à partir d’espèces comme les baleines, les morses et les phoques.

Un permis est donc souvent nécessaire, même s’il s’agit de sculptures faites à partir d’animaux chassés légalement par les Inuit ou d’œuvres réalisées à partir d’os récoltés dans la toundra ou sur le rivage après y être restés pendant des années.

Le médecin américain épinglé par les douanes est revenu quelques jours plus tard pour récupérer les statues. Il a notamment présenté aux autorités des certificats d’authenticité officiels, censés montrer que les objets dataient de plusieurs décennies, un fait qui, s’il était vrai, lui aurait permis de les conserver et d’éviter une poursuite judiciaire.

Mais c’étaient de faux documents.

Selon la poursuite déposée en cour, les documents ont été rédigés, à la demande de M. Huertas, par la galerie d’art où il avait acheté les sculptures. Elle s’agit d’une importante galerie d’art inuit du Vieux-Montréal : Images Boréales.

Amende salée

Pedro Huertas a été accusé aux États-Unis d’avoir sciemment importé des parties d’une espèce en voie de disparition sans les permis appropriés. Il a décidé de plaider coupable et a dû payer une amende de 50 000 $. Quatre des sculptures ont été saisies.

Quant à Images Boréales, son propriétaire, Matthew Namour, et l’une de ses employées, Imene Mansour, font face à des accusations au Canada. La justice les poursuit pour vente illégale de dents de cachalot, une espèce en voie de disparition. En plus de ce chef d’accusation, l’employée de la galerie est aussi accusée de falsification de documents.

La galerie d’art Images Boréales a pignon sur rue dans le Vieux-Montréal. (Radio-Canada/Dave St-Amant)

Ils doivent comparaître le 4 décembre devant un tribunal à Montréal. S’ils sont coupables, ils encourent une amende minimale de 5000 $, un maximum de six mois de prison, ou les deux.

Par l’intermédiaire d’un avocat, ils ont refusé de répondre aux questions de CBC, précisant que la procédure n’en était encore qu’à ses débuts. La plainte pénale contre l’acheteur américain aux États-Unis allègue que Mme Mansour a falsifié des documents au nom de M. Huertas. Ces allégations restent à prouver dans le cadre des procédures pénales au Canada.

Du côté d’Images Boréales, la galerie située dans une zone touristique très fréquentée, des sculptures en pierre côtoient des sculptures en os de baleine ou en ivoire de morse. Mais la vente de tels articles, particulièrement aux Américains et aux touristes de l’extérieur du Canada, est compliquée et cause certains tiraillements.

Des barrières nécessaires?

Certains écologistes affirment que même si de nombreux passionnés d’art inuit peuvent trouver les règles d’importation onéreuses ou sévères, celles-ci sont nécessaires pour garantir que les animaux ne soient pas tués pour leurs défenses et leurs os.

«Plus la demande est élevée, plus l’incitation à éliminer ces animaux est grande», lance Barry Kent Mackay, directeur de l’Alliance animale du Canada.

La seule façon de garantir que les artisans auront quelque chose qu’ils pourront sculpter est de protéger le morse, d’empêcher qu’il ne disparaisse.

– Barry Kent Mackay, directeur de l’Alliance animale du Canada

Certains voient les choses d’un autre angle.

Travaillant avec précision dans son atelier de Belleville, en Ontario, Ruben Anton Komangapik, chasseur et artiste inuk, utilise des outils pour sculpter un morceau d’os de baleine. Les artistes comme lui travaillent souvent avec des ossements restés sur une plage pendant des années, exposés aux intempéries, car un os de baleine frais est encore gorgé d’huile et ne peut donc pas être sculpté.

Ruben Anton Komangapik dans son atelier. (Radio-Canada)

En raison des restrictions à l’exportation, M. Komangapik sait qu’il aura du mal à vendre l’œuvre sur laquelle il travaille. «C’est difficile parce qu’en tant qu’artiste, on vit quasiment d’une œuvre à l’autre, sans filet de sécurité», résume-t-il.

Un avis partagé par Theresie Tungilik, artiste inuk et présidente et porte-parole du Front des artistes canadiens qui représente les intérêts des artistes canadiens en arts visuels. Elle a récemment fait circuler une pétition, signée par d’autres artistes, réclamant des modifications au Marine Mammal Protection Act (MMPA) pour permettre aux artistes inuit de vendre leurs œuvres sur le marché américain.

«Nous chassons les animaux pas seulement pour leurs os et leur ivoire, nous les chassons parce que nous avons besoin de nourriture», a-t-elle déclaré.

Et c’est un gros plus quand un morse a une défense et que celle-ci peut être transformée en œuvre d’art.

– Theresie Tungilik, présidente du Front des artistes canadiens

Theresie Tungilik. (Photo d’archives/Radio-Canada/Sima Sahar Zerehi)

Un cauchemar

Faute de souplesse dans la loi, les sculptures inuit faites d’os de baleine et d’ivoire de morse s’accumulent dans des entrepôts.

RJ Ramrattan, directeur général de Canadian Arctic Producers (CAP), une coopérative qui rémunère les artistes inuit pour leur travail, vend des œuvres d’artistes du Grand Nord dans le monde entier. Il décrit la vente d’œuvres d’art fabriquées à partir d’os et d’ivoire de mammifères marins comme un «cauchemar».

Certaines licences d’exportation exigent des détails sur la façon dont l’animal a été tué, une chose difficile, voire impossible à obtenir pour certaines des pièces sculptées par les artistes inuit. Il n’est pas facile, par exemple, dans le cas d’une sculpture ancienne, de prouver où et quand l’animal a été tué. Encore plus si l’artiste n’est plus de ce monde.

Malgré les maux de tête qui accompagnent souvent la tentative de vente et d’exportation d’une œuvre d’art inuit fabriquée à partir d’os ou d’ivoire, certains marchands voient la nécessité de ces restrictions.

«Je comprends l’idée. L’idée est de protéger», confie John Houston, propriétaire et directeur de la Houston North Gallery. Il craint que des galeries qui contournent les règles d’exportation nuisent à l’industrie, car les autorités décident de resserrer leur surveillance.

Ruben Anton Komangapik souligne que les sculpteurs inuit comme lui subissent parfois des pressions des coopératives d’artistes pour qu’ils utilisent d’autres matériaux et évitent l’os ou l’ivoire, car ces articles sont plus difficiles à vendre.

Cela ne l’a jamais arrêté, car travailler avec des os de baleine lui rappelle son grand-père, qui était également sculpteur. «Chaque fois que j’en sculpte, avec l’odeur, le toucher et tout ce qui y est associé, j’ai l’impression de lui rendre visite.»

À lire aussi :

Espaces autochtones, Radio-Canada

Pour d’autres nouvelles sur les Autochtones au Canada, visitez le site d’Espaces autochtones.

Vous avez remarqué une erreur ou une faute ? Cliquez ici !

Laisser un commentaire

Note: En nous soumettant vos commentaires, vous reconnaissez que Radio Canada International a le droit de les reproduire et de les diffuser, en tout ou en partie et de quelque manière que ce soit. Veuillez noter que Radio-Canada ne cautionne pas les opinions exprimées. Vos commentaires seront modérés, et publiés s’ils respectent la nétiquette.
Nétiquette »

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *