Quand des artistes du Nord se réapproprient les chants de leurs ancêtres

Emil Ráste Kárlsen. (PHOTO : PHOTO FOURNIE PAR EMIL RÁSTE KÁRLSEN/RIDDU RIĐĐU FESTIVAL)

Le joik et le katajjaq, deux chants traditionnels sami et inuit, reviennent en force dans leurs régions respectives du Nord circumpolaire depuis quelques années. À la croisée des générations, de jeunes artistes revisitent aujourd’hui avec sensibilité les chants transmis par leurs ancêtres.

Lorsqu’il pratique le joik, Emil Ráste Kárlsen se sent submergé par un sentiment de quiétude. Ce chant traditionnel composé de vocalises successives est pour lui une source de réconfort, un outil spirituel pour reconnecter avec la culture samie.

«Si je m’ennuie de quelqu’un, je peux faire un joik pour me sentir plus calme et plus près de cette personne», décrit le chanteur de 26 ans, originaire de la région samie du nord de l’Europe.

«Je me sens en paix.»

Emil Ráste Kárlsen lors de son premier concert au festival de musique samie Riddu Riđđu, dans le nord de la Norvège, en 2013. (PHOTO FOURNIE PAR EMIL RÁSTE )KÁRLSEN/RIDDU RIĐĐU FESTIVAL

À plus de 4000 kilomètres, au Nunavut, ce même sentiment de réconfort gagne aussi Cynthia Pitsiulak lorsqu’elle s’adonne à des chants de gorge, ou katajjaq en inuktitut, un jeu traditionnel d’expression orale au cœur de la culture inuit.

Elle explique que ce chant guttural a le pouvoir de la faire sentir chez elle, et ce, quel que soit l’endroit où elle se trouve.

«Ce que j’aime à travers les chants de gorge, c’est la connexion que je ressens avec ma culture, avec ma partenaire [de musique] et avec mes ancêtres», décrit-elle.

Cynthia Pitsiulak forme aujourd’hui un duo avec la chanteuse de gorge Charlotte Qamaniq avec qui elle a appris l’art du katajjaq il y a une vingtaine d’années.

Traditionnellement, ce jeu pratiqué par deux femmes prend fin lorsque l’une des participantes éclate de rire, bute sur un son ou décide d’abandonner.

Même s’ils sont issus de cultures différentes, le katajjaq et le joik ont en commun d’avoir longtemps servi de transmission orale du savoir.

En Europe, Emil Ráste Kárlsen affirme que le joik est considéré comme l’une des plus anciennes traditions vocales. Ce chant puise ses origines dans la région samie, qui englobe le nord de la Norvège, de la Suède, de la Finlande ainsi que la péninsule de Kola, dans le nord-ouest de la Russie.

Cette pratique à vocation spirituelle était historiquement dépourvue de paroles et exécutée a capella.

À travers l’histoire, des politiques d’assimilation ont lourdement freiné la transmission intergénérationnelle du joik et du katajjaq dans leurs régions respectives. La rupture culturelle et l’effritement du savoir qui en ont résulté rendent aujourd’hui difficile la réappropriation des traditions, évoque Emil Ráste Kárlsen.

«Presque tous les aspects de notre culture ont disparu», raconte-t-il. «Dans la région côtière d’où je viens, cela fait au moins 100 ans que le joik n’est plus pratiqué.»

«Avant l’arrivée du christianisme et des colonisateurs, le joik était utilisé par les noaidi, des chamans, pour communiquer avec les esprits et obtenir leurs conseils dans le but de [soigner] des personnes malades ou de prédire s’il y aurait du mauvais temps», explique-t-il.

Des représentants samis s’apprêtent à entrer dans la cathédrale d’Uppsala, en Suède, lors des excuses officielles de l’Église pour les torts causés envers le peuple sami, en novembre 2021 (CBC/John Last)

Se réapproprier une tradition

Emil Ráste Kárlsen n’a pas eu la chance d’apprendre les rouages de cette pratique auprès d’un membre de sa famille. C’est en quelque sorte un concours de circonstances qui l’a mené sur la voie du joik.

Durant son enfance, il se souvient en avoir pris connaissance à travers les disques de ses grands-parents et lors de rencontres marquantes avec des artistes samis lors du festival annuel de musique Riddu Riđđu, dans le nord de la Norvège.

Au fil des années, j’ai commencé à me renseigner sur cette tradition et à prêter davantage attention à ce qu’elle est, d’où elle vient, comment elle est utilisée, etc.

– Emil Ráste Kárlsen, chanteur sami

Résolu à apprendre la tradition de ses ancêtres, il s’est plongé dans des documents d’archives et a pu concrétiser ses connaissances par l’entremise d’un voisin de ses parents qui pratiquait le joik.

Il considère aujourd’hui ce chant comme une partie intégrante de son identité. S’il accueille cette tradition avec un grand respect, le chanteur allie désormais le joik à des styles contemporains de musique, dont la pop et l’indie rock.

De ce désir de juxtaposer les styles est né en 2021 son premier album, Nágirvárrái, coréalisé avec l’artiste sami Lávre.

Comme il reconnaît que certaines traditions peuvent être dénaturées lorsqu’elles rencontrent la modernité, Emil Ráste Kárlsen tente de faire preuve de vigilance dans sa démarche artistique.

«Mon approche consiste à adapter la musique au joik autant que possible, pour qu’il ressemble à sa forme traditionnelle», dit-il.

Emil Ráste Kárlsen est originaire de Čávkkus, un village sami du nord de la Norvège. Il œuvre dans le milieu musical depuis une dizaine d’années et est aussi acteur. (Radio-Canada/Matisse Harvey)

Marier les styles

La démarche artistique du chanteur sami rejoint d’ailleurs à plusieurs égards celle de Cynthia Pitsiulak et de Charlotte Qamaniq.

Ces dernières se sont notamment fait connaître à travers leur groupe Silla + Rise, réputé pour ses chants de gorge juxtaposés à de la musique électronique. Leur style unique leur a d’ailleurs valu deux nominations aux prix Juno, en 2017 et en 2020.

Elles forment aujourd’hui le duo Silla et collaborent occasionnellement avec des artistes électroniques, dont Uyarakq, originaire du Groenland.

«Ce qui est formidable avec les chants de gorge, c’est qu’ils attirent un public d’un peu partout et de tous les âges», soutient Cynthia Pitsiulak. «J’adore pouvoir créer des ponts [entre les générations].»

Cynthia Pitsiulak (à gauche), Uyarakq (au centre) et Charlotte Qamaniq (à droite) s’amusent à juxtaposer chants de gorge et musique électronique. Ils ont d’ailleurs coproduit la chanson «Amarokq», sortie en février 2023. (Radio-Canada/Matisse Harvey)

Cynthia Pitsiulak et Charlotte Qamaniq se sont liées d’amitié à travers l’art du katajjaq, alors qu’elles étudiaient au collège Nunavut Sivuniksavut, à Ottawa.

«C’était naturel pour nous de nous exercer ensemble», se souvient Cynthia Pitsiulak, une étincelle au coin des yeux. «Elle me montrait ce qu’elle avait appris, et vice-versa […] ce qui nous permettait d’échanger nos connaissances.»

Loin de leur territoire natal, elles cherchaient à apprendre cette pratique de leurs ancêtres pour renouer avec la culture inuit.

«Nous en sommes rapidement tombées amoureuses», assure quant à elle Charlotte Qamaniq.

Quand je vivais dans [dans le Sud], j’étais déconnectée de ma culture. Les chants de gorge m’ont permis de ressentir cette connexion.

– Cynthia Pitsiulak, chanteuse du duo Silla

Après avoir passé la majeure partie de sa vie dans le sud du pays, Cynthia Pitsiulak est retournée vivre au Nunavut, où elle réside depuis environ trois ans. (Radio-Canada/Matisse Harvey)

Sensibles aux avis partagés quant au mariage entre tradition et modernité, les chanteuses se sont plusieurs fois remises en question, s’interrogeant sur leur démarche et sur les perceptions du public.

«Nous ne voulions pas donner l’impression que nous manquions de respect à cet aspect si important de notre culture», dit Cynthia Pitsiulak. «Au début, c’était difficile à naviguer.»

Le sujet demeure sensible pour bien des Inuit qui tentent toujours de guérir les traumatismes du passé, complète Charlotte Qamaniq.

«Avec le passé colonial récent, nous devons faire attention dans la manière dont nous portons nos chants, notre culture, nos traditions et notre spiritualité», souligne-t-elle.

Les deux femmes sont plus en paix avec cette question aujourd’hui. Leur mot d’ordre est surtout de redonner vie à cette pratique ancestrale.

Il y a 20 ans, l’approche que Cynthia et moi avons adoptée consiste à en apprendre le plus possible sur les chants de gorge traditionnels, d’où ils viennent, et nous assurer que nous contribuons à leur préservation.

– Charlotte Qamaniq, chanteuse du duo Silla

À la croisée des générations

Malgré les multiples écueils auxquels ils ont été confrontés, le joik et le katajjaq sont parvenus à défier le passage du temps. Ils sont bercés par une nouvelle génération d’artistes qui, soif de marcher dans les traces de leurs ancêtres, sont résolus à faire briller leur culture sous un nouveau jour.

Signe que leurs efforts portent leurs fruits, ces chants se démocratisent de plus en plus à travers le monde.

En 2013, Disney a fait appel au compositeur sami Frode Fjellheim pour la chanson d’ouverture du film La reine des neiges.

En 2014, le katajjaniq, la pratique du katajjaq, a été désigné premier élément du patrimoine immatériel du Québec.

La même année, la chanteuse inuk Tanya Tagaq, originaire du Nunavut, a remporté le prix de musique Polaris et l’album autochtone de l’année aux prix Juno, en 2015, pour son album Animism.

En 2019, le groupe sami KEiiNO, qui allie pop, musique électronique, danse et joik, a représenté la Norvège au concours de l’Eurovision à Tel-Aviv, en Israël.

Plus récemment, l’influenceuse inuk Shina Novalinga, du Nunavik, s’est fait connaître pour les vidéos qu’elle publie sur la plateforme TikTok aux côtés de sa mère.

Elle y livre notamment des performances de chants de gorge pour faire découvrir sa culture au-delà des frontières.

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Matisse Harvey, Radio-Canada

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