Externats pour Autochtones : des survivants jugent ne pas avoir été bien défendus

Ottawa estime que près de 200 000 enfants autochtones ont été forcés de fréquenter un externat comme celui sur cette photo non datée. (Photo d’archives)

De nombreux survivants du système fédéral d’externats pour Autochtones demandent à la Cour suprême du Canada d’intervenir dans un accord de règlement de plusieurs milliards de dollars, jugeant avoir été lésés et traumatisés par le processus d’indemnisation, a appris CBC News.

 

Externat ou pensionnat?

Les survivants des externats ont été exclus de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens, d’un montant de 1,9 milliard de dollars, négociée en 2006.

Plus de 150 000 enfants des Premières Nations, des Métis et des Inuit ont fréquenté des pensionnats, tandis qu’environ 200 000 ont été contraints de fréquenter près de 700 externats gérés par le gouvernement fédéral pendant plus d’un siècle.

Contrairement aux survivants des pensionnats, les élèves des externats sont restés dans leurs communautés et rentraient chez eux le soir, mais ils ont subi les mêmes abus et ont fait face à l’assimilation culturelle.

  

 

Jessie Waldron, une Crie de 65 ans, a perdu contre le gouvernement fédéral devant la Cour fédérale en 2021 et la Cour d’appel fédérale en janvier 2024 pour obtenir le droit de modifier sa demande d’indemnisation avec des preuves supplémentaires d’abus.

Elle a fréquenté la Waterhen Lake Indian Day School, dans le nord de la Saskatchewan, dans les années 1960 et 1970.

Elle veut maintenant que la Cour suprême du Canada intervienne parce qu’elle affirme que le gouvernement, l’administrateur des réclamations (la firme Deloitte) et le cabinet d’avocats qui a conclu l’accord de règlement de 2019 au nom des survivants (la firme Gowling WLG) n’ont pas représenté leurs intérêts.

Les avocats de Mme Waldron ont déposé vendredi une demande d’autorisation d’appel auprès de la Cour suprême.

Mme Waldron a déclaré à CBC News qu’elle avait été accablée par la demande d’indemnisation et qu’elle n’avait demandé que l’indemnité minimale de 10 000 $, même si ses avocats affirment qu’elle aurait pu recevoir jusqu’à 150 000 $ en raison des souffrances qu’elle a endurées à l’externat.

Je me suis sentie à nouveau traumatisée, à nouveau victime. Je me suis sentie humiliée.

– Jessie Waldron, survivante des externats pour Autochtones, au sujet de son processus d’indemnisation

Mme Waldron a déclaré qu’elle ne parvenait jamais à joindre la ligne d’assistance juridique mise en place pour aider les survivants dans leurs démarches. Au cours de ses propres démarches, elle a fait 10 heures de route depuis son domicile de Grande Prairie, en Alberta, jusqu’à Waterhen Lake, en Saskatchewan, pour une visite communautaire prévue avec des avocats de Gowling. Mais à son arrivée, elle a appris que la réunion avait été annulée.

«J’étais en colère», a-t-elle affirmé.

Mme Waldron a fréquenté l’externat situé à 370 kilomètres au nord-ouest de Saskatoon de la maternelle à la 6e année. Comme exemple de ce qu’elle a vécu, elle a déclaré qu’elle avait été forcée de subir de douloureuses extractions dentaires à l’école, et ce, sans le consentement de ses parents.

«Ils nous ont simplement ouvert la bouche et nous ont maintenus au sol, a-t-elle déclaré. Ils ont commencé à m’arracher les dents avant même qu’elles soient gelées.»

Aujourd’hui encore, Mme Waldron a du mal à aller chez le dentiste et avertit le personnel du traumatisme qu’elle a subi avant chaque intervention.

La rapidité priorisée

Mme Waldron a engagé son propre avocat, Nicholas Racine, pour soumettre à nouveau sa demande, mais Deloitte a refusé de la prendre en considération.

Nicholas Racine a déclaré qu’il était important que la Cour suprême entende l’affaire de Mme Waldron, car les survivants des externats ont besoin d’une plus grande flexibilité dans le règlement.

Il ne s’agit pas de réclamations d’assurance. Il s’agit de réclamations concernant des personnes réelles qui ont été victimes d’abus pendant leur enfance.

– Nicholas Racine, avocat pour le cabinet Bergerman Smith LLP, à Saskatoon

M. Racine a déclaré avoir été contacté par des centaines d’autres demandeurs qui ont déposé une requête pour la catégorie d’indemnisation la plus basse parce qu’ils ne pouvaient pas comprendre ou obtenir de conseils sur la façon de demander des niveaux plus élevés.

Il a ajouté qu’ils n’ont pas reçu d’aide de Deloitte ou de Gowling, le cabinet juridique international basé à Ottawa qui a reçu 65 millions de dollars pour administrer l’accord, et qu’ils n’ont pas été en mesure de soumettre à nouveau leurs demandes.

«La rapidité et la rentabilité ont éclipsé ce qui était vraiment important», a déclaré M. Racine.

La Cour suprême pourrait prendre quelques mois pour décider d’entendre ou non la cause de Mme Waldron.

Un manque d’empathie

En 2019, la Cour fédérale a approuvé un accord de règlement de 1,47 milliard de dollars à la suite d’un recours collectif intenté par des survivants des externats.

Le règlement visait à éviter les audiences contradictoires au cours desquelles les avocats fédéraux interrogeaient les survivants, comme dans le cas de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens.

Dans le cadre du règlement relatif aux externats, les survivants n’avaient qu’à remplir un formulaire.

Dès le début, Margaret Swan, l’une des principales plaignantes de l’action collective qui a abouti au règlement, a eu vent de préoccupations.

«Deloitte n’a pas fait preuve d’empathie, de respect ou de compréhension, a déclaré Mme Swan. En fait, ses employés interrogeaient nos gens.»

« Deloitte n’a pas fait preuve d’empathie, de respect ou de compréhension », a déclaré Margaret Swan. (CBC/Justin Fraser)

Selon Mme Swan, de nombreux survivants ne savaient pas non plus qu’ils pouvaient obtenir de l’aide auprès de Gowling au moyen d’une ligne d’assistance téléphonique.

Elle a indiqué avoir recueilli des centaines de plaintes de survivants et en avoir fait part à Gowling et au ministre fédéral de la Justice, mais elle n’a pas eu de réponse.

«Il est difficile d’entendre les expériences des gens, et encore plus lorsqu’on sait qu’ils sont revictimisés dans le cadre d’un processus que nous pensions équitable, juste et empathique», a déclaré Mme Swan.

Elle demande un examen indépendant, mené par les Premières Nations, de ce règlement et d’autres règlements impliquant des survivants autochtones de ces abus.

De nombreux cas mal catégorisés, juge un avocat

En vertu de l’accord, les survivants peuvent demander cinq niveaux d’indemnisation, allant de 10 000 $ pour les abus verbaux et physiques (niveau 1) à 200 000 $ pour les abus sexuels répétés. Chaque niveau d’indemnisation exige davantage de détails et de preuves corroboratives.

Le gouvernement fédéral a mis de côté 1,27 milliard de dollars pour les demandes de niveau 1 – le montant le plus bas – et a accepté de payer tous les niveaux d’indemnisation plus élevés. Un fonds d’héritage de 200 millions de dollars a également été mis de côté afin de soutenir des projets culturels et de bien-être pour les survivants.

Une image non datée d’un externat à Kahnawake, au Québec. (Photo d’archives)

Sur les 184 969 demandes d’indemnisation déposées, 129 715 concernaient des abus de niveau 1 et 53 851 des abus de niveaux 2 à 5, selon une mise à jour de Deloitte datant du 5 février.

À ce jour, 148 733 demandes ont été réglées, pour un montant total de 5,7 milliards de dollars, selon le ministère des Relations Couronne-Autochtones.

La majorité des demandes – 110 885 – ont été réglées au niveau d’indemnisation le plus bas, et 37 848 aux niveaux 2 à 5.

L’avocat de Mme Waldron, Carl Swenson, qui a déposé la demande d’autorisation d’appel auprès de la Cour suprême, a déclaré que le nombre disproportionné de demandes d’indemnisation de niveau 1 par rapport aux autres catégories soulevait des questions.

Carl Swenson a traité plus de 500 demandes d’indemnisation pour des survivants et a déclaré que plus de 80 % d’entre elles concernaient des catégories d’abus de niveaux 4 et 5.

«Lorsque les gens s’assoient et parlent d’intimidation, de sangles… Je ne peux pas voir comment autant de personnes pourraient être de niveau 1», a déclaré M. Swenson, qui travaille à CHS Law à Saskatoon.

CBC News a posé la question à David Lametti, qui était procureur général du Canada lorsque le règlement a été approuvé.

David Lametti, ancien ministre de la Justice et procureur général du Canada, en mai 2023. (Photo d’archives/PC/Sean Kilpatrick)

«Il y a de sérieuses préoccupations», a déclaré M. Lametti, qui travaille maintenant au cabinet d’avocats Fasken Martineau Dumoulin à Montréal.

Il a précisé que son gouvernement avait de bonnes intentions lorsqu’il a décidé de conclure un accord au lieu de poursuivre le litige. Il a ajouté que le gouvernement avait essayé de simplifier la procédure de demande d’indemnisation pour éviter de provoquer des traumatismes.

«Ce n’est pas une procédure parfaite, mais nous pensions l’avoir améliorée, a déclaré M. Lametti. Dans la mesure où des erreurs ont été commises, et certaines l’ont sûrement été, nous espérons que nous ferons mieux la prochaine fois.»

Des dizaines de millions de dollars pour Gowling et Deloitte

Gowling et l’administrateur des réclamations, Deloitte, ont tous deux décliné les demandes d’entrevue de CBC. Les sociétés ont répondu aux questions par courriel par l’intermédiaire de Castlemain, un groupe consultatif autochtone codétenu par la société de communication Argyle.

Lorsqu’on lui a demandé comment Deloitte et Gowling répondaient aux préoccupations exprimées par les survivants à CBC News, un porte-parole de Castlemain a déclaré que les sociétés ne commentaient pas les opinions de tiers sur l’accord approuvé par le tribunal.

À ce jour, Ottawa a versé 115,4 millions de dollars à Deloitte pour l’administration de l’accord, selon le ministère des Relations Couronne-Autochtones du Canada.

Gowling a reçu 55 millions de dollars pour son travail sur le règlement et 7 millions de dollars pour offrir des services juridiques aux demandeurs sur une période de quatre ans.

CBC News a toutefois appris que Gowling avait prévu mettre fin à ses services juridiques gratuits pour les demandeurs au plus tard le 14 janvier 2024, à moins de recevoir 6 millions de dollars supplémentaires sur trois ans.

Ottawa a proposé 3 millions de dollars sur deux ans et les deux parties se sont affrontées devant la Cour fédérale.

«Il est difficile de comprendre pourquoi tant d’argent est nécessaire en ce moment», a déclaré Catharine Moore, avocate générale principale du ministère de la Justice du Canada, dans un enregistrement audio d’une audience de conférence de cas du 5 décembre 2023, fourni à CBC News par la Cour fédérale.

Mme Moore a également déclaré que le gouvernement fédéral envisageait de remplacer Gowling par un cabinet dirigé par des Autochtones.

Un compromis a été trouvé entre le gouvernement fédéral et Gowling, qui a reçu 3 millions de dollars supplémentaires pour prolonger les services juridiques jusqu’au 13 juillet 2025.

Jasminka Kalajdzic, professeure de droit et directrice fondatrice de la Clinique juridique de recours collectifs de l’Université de Windsor, se demande pourquoi les membres du groupe n’ont pas bénéficié d’une ouverture similaire pour réviser l’accord de règlement.

«C’est cette souplesse que j’aurais aimé voir lorsque Mme Waldron, par exemple, a demandé à profiter d’un allègement lorsqu’il s’est agi de déposer un formulaire de réclamation modifié», a-t-elle déclaré.

Jasminka Kalajdzic, professeure de droit et directrice fondatrice de la Clinique juridique de recours collectifs de l’Université de Windsor. (Photo d’archives/Radio-Canada/Mathieu Cordeau)

Le ministre Anandasangaree réagit

Le règlement fait également l’objet d’une contestation juridique distincte devant la Cour d’appel fédérale de la part de survivants qui souhaitent prolonger la date limite de dépôt des demandes, car le processus s’est achevé le 13 janvier 2023.

L’affaire a été lancée par le conseil élu des Six Nations, une communauté haudenesaunee située près de Hamilton, en Ontario, et par Audrey Hill, une survivante des externats qui a eu du mal à accéder aux dossiers pour étayer sa demande pendant les fermetures attribuables à la crise sanitaire. Le processus a également fait resurgir ses traumatismes enfouis.

«J’étais bloquée», a déclaré Audrey Hill, membre des Six Nations de la rivière Grand.

Son avocat, Louis Sokolov, a également participé au dépôt de la demande d’autorisation d’appel de Mme Waldron auprès de la Cour suprême.

«Ces règlements sont fondés sur la réconciliation», a déclaré M. Sokolov, qui travaille pour le cabinet Sotos LLP, à Toronto. «Nous pensons que la Cour suprême du Canada devrait nous dire ce que cela signifie dans le contexte des recours collectifs autochtones.»

Gary Anandasangaree est le ministre des Relations Couronne-Autochtones depuis juillet 2023. (Photo d’archives/PC Justin Tang)

Le ministre des Relations Couronne-Autochtones du Canada, Gary Anandasangaree, a déclaré qu’il avait connaissance d’une seule plainte concernant le règlement, qu’il a portée à l’attention de l’avocat du groupe.

Il a ajouté que l’accord était censé être centré sur les survivants et qu’il s’engageait à résoudre tous les problèmes qui se poseraient.

«Est-il parfait? Je ne le crois pas, a déclaré M. Anandasangaree. Nous tirerons des leçons de cette histoire… Les demandeurs individuels sont censés obtenir le maximum de ce à quoi ils ont droit.»

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