Repenser l’accueil des patients inuit dans le Sud du Canada à l’heure de la pandémie

Ottawa accueille dans ses hôpitaux les patients de la région de Baffin, au Nunavut, lorsqu’ils ont besoin de soins particuliers. (Photo : Radio-Canada / Montage : Emilee Flansberry-Lanoix, Photos : Marc Godbout Et Jean-Sébastien Marier)
Des milliers de patients inuit du Nunavut viennent à Ottawa chaque année pour recevoir des soins. C’est tout le réseau de la santé, tant au sud qu’au nord, qui doit revoir ses façons de faire pour éviter qu’ils n’attrapent et ne rapportent la COVID-19 dans leurs communautés, majoritairement épargnées pour le moment.

Les patients qui viennent normalement à Ottawa pour se faire soigner habitent la région de Baffin, où se trouve Iqaluit, la capitale et plus grande ville du territoire.

Bien qu’Iqaluit dispose d’un hôpital général, les seules spécialités qu’on y retrouve sont la chirurgie et la pédiatrie, souligne depuis son bureau d’Iqaluit le Dr François De Wet, médecin-chef du département de la Santé du Nunavut. Ceux qui doivent se rendre dans le Sud pour recevoir des soins spécialisés bon an mal an sont donc nombreux.

Peu de soins spécialisés sont offerts à l’Hôpital général Qikiqtani, à Iqaluit (archives). (Claudiane Samson/Radio-Canada)

« Typiquement, pas dans le temps de la COVID-19, on coordonne les soins pour à peu près 300 patients par mois », estime Danielle Dorschner, la directrice générale d’Ottawa Health Services Network (OHSNI), un organisme qui aide à coordonner les visites médicales dans la capitale et qui accompagne les patients.

Inégalités et isolement

Mais le bassin de patients ayant besoin de soins spécialisés dans le Sud pourrait augmenter de manière importante en raison de la COVID-19. Au 50e jour de la pandémie, le Nunavut a finalement détecté son premier cas confirmé de COVID-19 à Pond Inlet, une communauté d’environ 1600 habitants dans le nord de la région de Baffin.

Les conditions socioéconomiques précaires de bon nombre d’habitants du territoire « rendent les enfants, les jeunes les familles du Nunavut plus à risque », souligne la Dre Radha Jetty, pédiatre au Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario (CHEO) ayant également travaillé au Nunavut.

« On parle aussi de communautés qui sont aux prises avec de sérieuses inégalités en matière de santé. Il y a des gens dans des foyers surpeuplés, où il peut y avoir de l’insécurité alimentaire ou une grande pauvreté », indique-t-elle.

Depuis la fermeture des écoles, le 17 mars, des citoyens d’Iqaluit distribuent des déjeuners à des enfants dans le besoin (archives).

L’équipement médical d’urgence, comme les respirateurs artificiels, est également rare au Nunavut : le territoire en a 12 à sa disposition pour une population avoisinant les 38 000 personnes. À l’inverse, les maladies respiratoires, elles, y sont proportionnellement plus répandues qu’ailleurs au Canada.

« Nous n’avons pas la capacité de surveiller plusieurs patients sous respirateur sur le territoire. »Le Dr François De Wet, médecin-chef du ministère de la Santé du Nunavut

À ces enjeux sociaux, économiques et sanitaires s’ajoutent des distances colossales entre les patients et les établissements pouvant les soigner.

« Iqaluit est à 2000 km d’Ottawa. Imaginez maintenant Grise Fjord, la communauté la plus au nord : elle se trouve à près de 4000 km d’Ottawa », illustre la Dre Jetty, qui préside aussi le comité de la santé des Premières Nations, des Inuit et des Métis de la Société canadienne de pédiatrie.

La Dre Radha Jetty a travaillé plusieurs années à temps plein au Nunavut comme pédiatre. Elle dirige maintenant la clinique Aakuluk, une unité de soins consacrée aux patients inuit du CHEO (archives). (Radio-Canada / Christian Milette)

L’isolement des 25 communautés du Nunavut, accessibles uniquement par avion, peut poser problème si on doit offrir des soins, mais la géographie du territoire offre néanmoins un certain avantage pour lutter contre la pandémie.

« Si on a la COVID-19 dans une communauté, on pourrait l’isoler, envoyer du personnel soignant et la contenir sans avoir à faire la même chose dans 24 autres communautés », explique le Dr De Wet.

Un corridor de services à repenser

La priorité des autorités sanitaires du territoire est donc de s’assurer que la maladie ne se propage pas au reste du Nunavut. Le gouvernement a d’ailleurs interdit tout déplacement en provenance ou à destination de Pond Inlet.

Les hôpitaux d’Ottawa espèrent aussi que le pire pourra être évité dans le Nord, au moment où la capitale vient tout juste d’atteindre le sommet de sa courbe épidémiologique et que l’Ontario entame avec prudence son déconfinement en espérant éviter une seconde vague de COVID-19.

« On veut retarder l’éclosion jusqu’à ce que des endroits comme Winnipeg ou l’Ontario atteignent un plateau dans leur nombre de cas pour ne pas avoir des pics en même temps. »Le Dr François De Wet, médecin-chef du ministère de la Santé du Nunavut

Toutes les étapes du parcours complexe des patients devant voir des spécialistes du Sud ont dû être revues pour minimiser les risques propagation de la maladie.

Les plus importantes localités, Rankin Inlet et Iqaluit, ont même des médecins en plus prêts à intervenir dans les plus petites communautés en cas de besoin. Une équipe médicale a d’ailleurs été envoyée à Pond Inlet dans la foulée de la détection du premier cas, jeudi dernier.

Le Dr François De Wet espère que, si une éclosion de COVID-19 survient au Nunavut, cette dernière aura lieu après que les villes du Sud auront surmonté leur pic de nouveaux cas (archives). (David Gunn/CBC)

Le triage des patients qui viendraient normalement dans le sud a lui aussi été modifié. « Nous examinons de près chaque cas avant de les faire venir à Ottawa pour voir si on peut repousser le voyage et le traitement sans impact négatif sur la santé du patient, et si on peut faire de la téléconsultation, c’est ce qu’on va préconiser », explique la responsable du programme de cancérologie pour Autochtones à l’Hôpital d’Ottawa, Gwen Barton.

Les personnes atteintes de la COVID-19 et nécessitant une hospitalisation aux soins intensifs seront placées sous respirateur au Nunavut jusqu’à leur arrivée à Ottawa. L’équipement sera ensuite renvoyé dans le Nord.

Le Nunavut s’est assuré d’avoir suffisamment d’avions-ambulances pour déplacer les patients atteints par la COVID-19 qui auraient besoin de soins spécialisés (archives). (Jean-François Deschênes / Radio-Canada)

Si le transfert vers le Sud est la seule option — que ce soit pour traiter la COVID-19 ou pour une intervention spécialisée —, le tout se fait par avion médical. Le Dr De Wet souligne que tout a été mis en place pour avoir plus d’appareils disponibles pour acheminer les malades atteints de la COVID-19 vers le sud et pour protéger les équipages contre la maladie.

Les risques d’un aller simple

Depuis plus de 30 ans, l’organisme Tungasuvvingat Inuit vient en aide aux Inuit de l’Ontario, mais aussi à ceux qui seraient dépaysés lors d’un périple pour recevoir des soins à Ottawa.

« Nous avons développé des programmes et des services pour répondre aux besoins [des patients], comme les “navigateurs” qui [les] aident à comprendre les systèmes sociaux du Sud, comme le réseau de la santé », explique la directrice générale par intérim du groupe, Amanda Kilabuk.

Tungasuvvingat Inuit offre divers services aux Inuit d’Ottawa, dont ceux qui viennent temporairement dans le Sud pour recevoir des soins. (Émilien Juteau / Radio-Canada)

Ce travail de soutien ne s’arrête toutefois pas quand quelqu’un obtient son congé de l’hôpital, car le retour au bercail peut s’avérer difficile pour certains et il existe un risque bien réel que le patient « tombe dans une craque » et ne puisse pas retourner dans sa communauté, prévient aussi Mme Kilabuk.

« Si la personne, pour quelque raison, manque à l’appel ou n’a pas de contact avec l’infirmière ici, cette personne-là [risque de ne pas pouvoir] retourner dans sa communauté dans un temps opportun et avec les ressources qui sont requises », renchérit Danielle Dorschner, la directrice générale d’OHSNI, groupe qui gère aussi les retours au Nunavut pour les patients. 

Danielle Dorschner souligne qu’il est possible que des patients inuit ne soient pas capables de rentrer chez eux s’il est difficile de communiquer avec eux durant leur séjour à Ottawa. (Émilien Juteau/Radio-Canada)

Cette situation pourrait survenir si un patient traité pour la COVID-19 à Ottawa décidait de ne pas rentrer chez lui, ou encore s’il subissait des complications inattendues.

« Beaucoup du soutien que nous apportons, c’est de venir en aide à ceux qui auraient perdu leurs papiers d’identification et qui en auraient besoin pour retourner au Nunavut », note par exemple Mme Kilabuk.

« S’y retrouver dans le réseau de la santé ou trouver un logement dans le Sud peut être très différent que dans le Nord », ajoute-t-elle. Sans repère, il est possible qu’un patient n’ayant pas pu prendre son vol de retour se retrouve ensuite en situation d’itinérance.

« Quand les gens tombent dans les craques, c’est le résultat de mauvaises communications. »Amanda Kilabuk, directrice générale par intérim de Tungasuvvingat Inuit

Les Autochtones sont d’ailleurs surreprésentés dans cette tranche de la population. À Ottawa, ils constituent 24 % de la population itinérante, alors que les Inuit, les Métis et les membres des Premières Nations ne comptent que pour 2,5 % de la population générale.

« La COVID-19 met en lumière l’importance d’avoir de meilleures communications avec les membres de la communauté », remarque Mme Kilabuk. « Il faut établir des relations avec d’autres organismes et une bonne communication, car c’est un élément clé. »

Des leçons pour l’avenir

Les suivis plus serrés imposés par la pandémie limiteraient toutefois le risque que quelqu’un passe entre les mailles du filet, constate pour sa part Mme Dorschner.

« On est un peu plus vigilants à cause des restrictions et de l’isolement, et puis il faut avoir un meilleur contrôle, une meilleure façon de s’assurer que tous les gens ont des contacts et sont suivis de près », explique-t-elle.

« Dans le futur, comment on peut prendre ces protocoles-là et les ajuster pour qu’il y ait plus de suivis qui se font de façon plus journalière? » se demande-t-elle.

Le recours aux consultations par téléphone et par visioconférence présente aussi des avenues prometteuses pour l’avenir. Ces méthodes ont certaines limites, mais il y aurait avantage à y recourir encore même après la crise sanitaire, estime la Dre Radha Jetty.

« Dans certains cas, ç’a été bénéfique pour certaines familles d’avoir une consultation virtuelle de chez eux, surtout pour celles qui s’occupent d’enfants avec des besoins médicaux particuliers », souligne-t-elle, citant en exemple des enfants qui sont intubés ou encore ceux qui nécessitent des bonbonnes d’oxygène pour respirer.

Dominique Degré, Radio-Canada

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