Alimenter la communauté la plus au nord du Canada

Le village de Grise Fiord est situé au Nunavut dans l’Extrême-Arctique. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
L’approvisionnement de Grise Fiord, dans l’Extrême-Arctique, dépend de deux vols par semaine et d’un navire de ravitaillement durant l’été. La logistique qui en découle relève souvent de l’exploit.

Des rafales semblent sur le point de détacher les maisons de Grise Fiord de leurs pilotis. Il est midi, et un Twin Otter rempli de denrées alimentaires devait se poser dans cette collectivité la plus au nord du Canada pour remplir les réfrigérateurs de sa seule épicerie. Devant ces conditions climatiques hostiles, le petit avion a dû se résoudre à rebrousser chemin. Cette semaine, il n’y aura donc pas de lait à Grise Fiord.

« Ici, on ne peut rien tenir pour acquis! », lance la mairesse Meeka Kiguktak, en souriant à moitié. C’est seulement dans un tel état d’esprit, dit-elle, qu’il est possible de s’acclimater à cette communauté de l’Extrême-Arctique.

Meeka Kiguktak, mairesse de Grise Fiord. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Perchée au 76e parallèle nord, Grise Fiord n’est accessible que par voie aérienne durant l’hiver. Elle compte habituellement sur deux cargaisons d’aliments par semaine pour s’approvisionner.

Le village étant figé dans les glaces durant la majeure partie de l’année, seul un navire de ravitaillement peut s’y rendre à la fin de l’été pour livrer des denrées non périssables et de la marchandise plus volumineuse. Ce type de navire dessert les 25 communautés du Nunavut durant la saison estivale.

Voitures, motoneiges, diesel, matelas… Tout ce qui ne peut pas être introduit dans un avion de neuf places est ainsi livré par bateau à des coûts inférieurs.

Un bateau de marchandises. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Un casse-tête pour se ravitailler

Tout au long de l’année, l’approvisionnement en nourriture requiert une gymnastique minutieuse qui repose entre les mains du gérant de l’épicerie. « C’est le seul magasin général, alors c’est très occupé », explique le responsable de la gestion d’Arctic Co-operatives, Mike Sibanda, en poste à Grise Fiord pour 11 semaines.

Le réseau de coopératives est administré par 32 communautés du Nunavut, des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon. Des gérants y sont généralement affectés pour des contrats de quelques semaines.

À Grise Fiord, Mike Sibanda porte plusieurs chapeaux. Hormis l’épicerie, il est aussi responsable du bureau de poste, de l’hôtel et de l’arrivage de marchandises par avion-cargo. Lorsque sa seule employée est malade, dit-il, il doit prendre le relais à la caisse.

« Nous devons nous assurer que le magasin reste ouvert, puisque c’est le seul endroit où l’on peut se procurer de la nourriture et des articles divers. »Mike Sibanda
Les locaux d’Arctic Co-operatives à Grise Fiord. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Kenn Borek est le seul transporteur aérien qui se rend à Grise Fiord. Lorsqu’ils ne transportent aucun passager, ses deux vols par semaine peuvent acheminer à eux seuls plus de 1000 kilogrammes de marchandises.

« Quand on passe une commande, on ne commande pas pour le lendemain, dit Mike Sibanda. On commande en gros. »

Le porte-parole d’Arctic Co-Operatives, Duane Wilson, affirme toutefois que les avions ne sont pas assez spacieux pour combler la demande d’aliments de la communauté.

« Grise Fiord a toujours été mal desservie », soutient-il. Puisque le nombre de passagers à bord de l’avion influence le volume de marchandises acheminé, il n’est pas rare de devoir noliser un avion supplémentaire durant la semaine « pour que les tablettes [de l’épicerie] restent remplies ».

Kenn Borek est l’unique transporteur aérien qui se rend à Grise Fiord. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
Quand dame Nature le permet

Ravitailler la communauté la plus au nord du pays relève souvent de l’exploit. Les conditions météorologiques défavorables empêchent régulièrement les avions d’atterrir, comme nous avons pu l’observer lors de notre visite en octobre. Il arrive même que les avions ne puissent s’y rendre durant plusieurs jours, auquel cas ils doivent s’arrêter à Resolute Bay, à près de 400 km au sud-ouest.

« Nous sommes très habitués à ne pas avoir de produits frais et de base, souligne la mairesse Meeka Kiguktak. Nous devons nous débrouiller avec ce qu’il y a déjà sur place. »

Lorsque les cargaisons d’aliments restent clouées au sol à Resolute Bay, il arrive que de nombreux produits, devenus périmés, soient jetés, sans parler de la difficulté pour cette communauté de trouver de l’espace disponible pour entreposer provisoirement les cargaisons.

Le magasin d’alimentation à Grise Fiord. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Des aliments qui font saigner le portefeuille

Vanessa Kiguktak tapote sur les touches de la caisse enregistreuse de la coopérative de Grise Fiord. Elle vient de scanner un produit dont le prix la fait sourciller. « Est-ce vraiment 40 $? », demande-t-elle à son patron, en pointant une boîte de pilons de poulet surgelés.

De son bureau, Mike Sibanda hoche la tête, visiblement embarrassé. « Tout ce qui est livré par avion est plus cher que par bateau », soupire-t-il.

Le coût des aliments est particulièrement élevé dans les 25 communautés du Nunavut, mais il l’est encore plus à Grise Fiord et à Resolute Bay, les deux communautés les plus isolées du territoire.

« Si vous avez une famille à nourrir, alors travailler ne vous servira qu’à acheter de la nourriture, rien d’autre », déplore Jaypetee Akeeagok, un résident de Grise Fiord.

Produits alimentaires. (Matisse Harvey/Radio-Canada)
« On flambe un chèque de paye après l’autre pour parvenir à vivre ici. C’est ce qu’il y a de plus difficile. Je connais des familles qui ont du mal à se nourrir. »Jaypetee Akeeagok, résident de Grise Fiord

Depuis 2011, le programme fédéral de subventions Nutrition Nord parvient à éponger le coût de certains produits alimentaires frais, dont les fruits et légumes, la viande et les produits laitiers, en subventionnant leur transport.

Une étude publiée en 2019 dans le Journal de l’Association médicale canadienne, menée par des chercheuses de l’Université de Toronto, a toutefois révélé que l’insécurité alimentaire avait augmenté au Nunavut malgré la création du programme.

À Grise Fiord, le coût des paniers d’épicerie a grimpé d’environ 16 % entre 2017 et 2018, comparativement à environ 11 % dans l’ensemble du territoire, selon l’analyse préliminaire d’une chercheuse de l’Université Yale.

Un béluga ramené sur le rivage par des pêcheurs de Grise Fiord. (Matisse Harvey/Radio-Canada)

Meeka Kiguktak et Jaypetee Akeeagok s’entendent pour dire que, pour parvenir à joindre les deux bouts, il faut parfois se tourner vers ce qui constitue l’une des plus grandes richesses de la culture inuit : le territoire.

« Nous n’avons qu’à aller chasser des phoques, des baleines, des morses, des lagopèdes alpins… C’est un besoin viscéral », explique Jaypetee Akeeagok, résident de Grise Fiord.

Des résidents de Grise Fiord sont agglutinés sur les berges. Ils regardent attentivement un groupe de chasseurs en train de dépecer des bélugas qu’ils viennent de pêcher. La scène est silencieuse, leurs gestes, minutieux. Ce rituel familier, calqué sur celui de leurs parents et de leurs grands-parents, traduit leur amour profond pour le territoire.

« Nous dépendons de la nourriture traditionnelle. C’est la meilleure nourriture du monde », conclut la mairesse, le sourire dans la voix.

Écoutez l’épisode sur Grise Fiord dans Immersion, un balado en son 3D disponible ici

Matisse Harvey, Radio-Canada

Pour d’autres nouvelles sur l'Arctique canadien, visitez le site d'ICI Grand Nord.

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