Visite du pape dans le Grand Nord canadien : une vie à attendre ce moment
À part quelques personnes qui nettoient la façade de l’école Nakasuk et qui installent une plateforme, rien n’indique que le pape François arrive dans quelques heures à Iqaluit, au Nunavut, dernière étape de sa visite au Canada.
Les enfants jouent au basketball ou font du vélo, les pêcheurs sortent leur bateau, les gens sont au travail ou vaquent à leurs occupations, comme d’habitude. Mais dans l’intimité des couloirs et des chambres d’hôtel où les survivants des pensionnats pour Autochtones arrivent tranquillement, l’émotion est très forte et chacun sait que la journée sera chargée.
Une dame âgée inuk arrive. Quelques exclamations en inuktitut et, tour à tour, les cinq aînés s’enlacent. Les larmes coulent discrètement dans le couloir d’un hôtel d’Iqaluit.
« Ce sont mes compagnons survivants » du pensionnat catholique de Turquetil Hall de Chesterfield Inlet, dit Piita Irniq, 75 ans. Entre 1955 et 1969, au moins 324 enfants ont été enlevés à leurs parents et envoyés dans cet établissement.
Piita Irniq n’hésite d’ailleurs pas à utiliser le terme « kidnappé ». « Kidnappé » à 11 ans, séparé de ses parents, de sa vie traditionnelle. Lui qui vivait dans un igloo, il s’est retrouvé du jour au lendemain à des centaines de kilomètres de là dans un pensionnat où il a appris « à oublier sa langue ».
Il y a découvert une baignoire, comme il n’en avait jamais vu. Et c’est là, un jour de septembre alors qu’il venait à peine d’arriver, qu’une religieuse lui a « enlevé son enfance ». Il en garde l’image du crucifix qui pendait à son cou lorsqu’elle était baissée vers lui.
Ce n’est pas la première fois que les survivants se retrouvent. Ils l’avaient fait en 1993 à Chesterfield, « mais cette fois-ci, c’est différent, car le pape vient ».
Une vie à attendre ce moment
Piita Irniq a consacré des décennies de sa vie à faire la lumière sur tout ce qui a été commis au pensionnat. En 2009, il faisait partie de la petite délégation de l’Assemblée des Premières Nations qui s’est rendue au Vatican pour rencontrer le pape Benoît XVI. Ce dernier avait exprimé des regrets, mais pas d’excuses.
Et seul Phil Fontaine avait pu lui parler. Pas Piita Irniq. « J’étais proche, mais je n’ai pas pu le rencontrer », se remémore-t-il. Alors, forcément, la venue du pape François à Iqaluit, sur ses terres, revêt une importance particulière.
Cette fois-ci, il va le rencontrer et lui parler. Il a écouté les excuses prononcées par le pape à Edmonton il y a quelques jours, mais il est convaincu qu’à Iqaluit, ce sera « beaucoup plus significatif ». Surtout « s’il les présente avec son coeur ».
Il sait que, lorsque les premiers, dont lui, ont commencé à parler en 1989 même si personne ne voulait rien entendre, le « travail de guérison de notre peuple pour la perte de la culture, la perte de la langue, la perte des compétences parentales, la perte de la tradition et le fait que nous ayons été abusés sexuellement » s’est amorcé.
« Et c’est là où nous en sommes. Il s’agit de se souvenir de ce qu’il s’est passé. Et nous parlerons aussi de nos parents qui n’avaient aucun pouvoir », poursuit-il.
« La majeure partie de notre vie, nous avons attendu que le pape présente ses excuses », lance Andre Tautu, 79 ans, de Chesterfield Inlet.
Cette blessure a longtemps été si vive qu’Andre Tautu a tenté d’atteindre sa famille avec sa douleur.
« J’avais tellement mal que je voulais blesser tout le monde. Verbalement », précise-t-il.
« J’essayais de me venger de ces soi-disant frères et soeurs chrétiens, alors je me suis retourné contre mon peuple, contre mes enfants et j’en suis très, très désolé. »
Andre Tautu attrape un gros dossier et commence à montrer des documents d’époque, des photos de lui au pensionnat. Sa femme Elizabeth, assise sur le lit, observe un peu en retrait.
Silencieuse, avec le cœur lourd et encore de la colère. « Il a très, très mal à l’intérieur. Je le protège. Il a essayé plusieurs fois de se suicider », dit Elizabeth Tautu. La famille a souffert et souffre encore des conséquences du pensionnat.
À l’arrivée du pape, Andre Tautu sera un des premiers à l’accueillir à l’aéroport.
« Je l’accueillerai et je lui pardonnerai. Je pardonne aussi à ceux qui m’ont maltraité. Bien qu’ils soient six pieds sous terre, je leur pardonne. »
L’Inuk, qui s’excuse d’être « devenu ce qu’il ne voulait pas être », s’attend à se sentir mieux après avoir vu le pape en personne et avoir discuté avec lui, même cinq minutes.
Dénoncer les abus sexuels
Ce mieux-être dépendra des mots prononcés par le pape. Et les Inuit veulent l’entendre nommer les abus sexuels. Déjà, après sa venue à Edmonton, les leaders inuit regrettaient qu’il n’ait pas explicitement parlé des abus sexuels qui ont été commis. Il l’a finalement fait jeudi à Québec.
« C’est ce que nous voulons entendre », lâche Andre Tautu.
« J’avais 7 ans quand ils m’ont agressé sexuellement, les religieuses comme les frères. Ils étaient diaboliques. Ils nous utilisaient pour leurs plaisirs d’adultes. C’est ce que c’était, et ça fait mal jusqu’à ce jour. Un mal qui ne guérira jamais, mais les excuses sont un grand pas vers la réconciliation », précise-t-il.
D’un souffle, Piita Irniq rappelle n’avoir jamais rien dit de négatif sur le système d’éducation, qui était bon, « mais c’est un prix élevé que nous avons eu à payer ». Depuis longtemps, cet homme politique utilise sa voix pour faire justice.
Il compte d’ailleurs évoquer le cas de Johannes Rivoire, accusé de pédocriminalité dans les années 1970 et qui s’est évadé en France, où il a réussi à échapper à la justice jusqu’à présent.
Le président de l’organisme Inuit Tapiriit Kanatami, Natan Obed, avait déjà formulé une telle demande au Vatican à la fin de mars.
Une rencontre intime
Le pape doit rester moins de trois heures à Iqaluit.
Vers 16 h 15, il rencontrera des survivants inuit des pensionnats, comme Piita Irniq et Andre Tautu, et leurs familles, un moment qualifié d’intime à l’intérieur de l’école Nakasuk.
Un qulliq, une lampe à huile traditionnelle inuit, sera allumé dans le gymnase qui a été aménagé pour recréer la chaleur et le confort d’un igloo.
Ensuite, vers 17 h, le pape François, les survivants et leurs familles se rendront devant l’école pour un événement culturel public. Des artistes comme des chanteuses de gorge, des joueurs de tambour et des danseurs de Puvirnituq (Nunavik), de Hopedale (Nunatsiavut), d’Arviat, de Cambridge Bay, de Naujaaq ou d’Iqaluit au Nunavut offriront des prestations.
La chanteuse de gorge Akinisie Sivuarapik, de Puvirnituq, a réfléchi quelques secondes avant d’accepter de se produire devant le pape. D’ailleurs, elle corrige : elle est là pour représenter sa région et montrer que sa culture est « toujours bien vivante ».
Sa mère est l’une des survivantes d’un pensionnat pour Autochtones, donc c’est un sujet très sensible pour elle. Akinisie Sivuarapik, dont la grand-mère lui a appris à exécuter le chant de gorge, dit d’ailleurs être là pour sa mère, pour tous les survivants.
Parmi les autres personnes qui vont montrer leur art, Piita Irniq jouera du tambour. Il en donnera même un au pape.
Les artistes ont été choisis pour « mettre en valeur les traditions inuit qui ont failli disparaître à l’époque des pensionnats ». Présents à chaque évènement de la journée, ils « racontent une histoire cohérente de résilience et de force à travers les traumatismes, et la revitalisation des pratiques culturelles qui sont maintenant activement enseignées et apprises », selon un communiqué de l’Inuit Tapiriit Kanatami.
Le pape devrait ensuite prendre la parole sur scène. Cette dernière devrait représenter un qammaq, un type de logement familial fait avec des côtes de baleine et utilisé l’été par les Inuit. La gouverneure générale du Canada, Mary Simon, sera à Iqaluit.
Les représentants inuvialuit avaient déjà annoncé leur intention de « décliner respectueusement » l’invitation en vue d’assister à la visite du pape à Iqaluit, évoquant le manque d’engagement du Vatican à y présenter des excuses formelles.
Le pape devrait quitter Iqaluit afin de mettre le cap pour Rome à 18 h 15.