Du Nunavut à Ottawa : des milliers de kilomètres pour soigner son enfant
Chaque année, des centaines d’enfants du Nunavut et leur famille font un long voyage vers Ottawa pour recevoir des soins médicaux qu’ils ne peuvent pas obtenir chez eux. Ils sont accueillis au CHEO, le Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario. Ces déplacements, qui durent parfois plusieurs mois, les coupent de leurs repères et les poussent parfois à faire des choix déchirants.
Assise sur un banc dans un parc d’Ottawa, Tina Kuniliusie chante à sa fille, Tijay, en inuktitut, leur langue maternelle. Son front collé contre celui de sa fille, elle la rassure.
Tijay a 14 ans. Elle vit à Clyde River, au Nunavut, mais elle a passé beaucoup de temps à Ottawa depuis sa naissance à cause de multiples problèmes de santé. Elle a besoin d’une sonde d’alimentation depuis qu’elle est bébé et ne peut ni parler ni marcher.
Depuis plus d’une décennie, sa famille vit au rythme des déplacements vers Ottawa, parfois plusieurs fois par an. Arriver dans la capitale fédérale s’apparente à un parcours du combattant : il faut deux vols et 12 heures en moyenne pour parcourir les 2800 kilomètres vers la capitale fédérale et son hôpital pour enfants.
« C’est douloureux, parce que nous devons quitter notre communauté et aller dans une culture totalement différente pour avoir accès aux services médicaux qui ne sont pas accessibles au Nunavut », explique Tina Kuniliusie.
Il y a un hôpital à deux heures d’avion de chez elle, l’Hôpital général Qikiqtani, à Iqaluit, mais beaucoup de spécialités médicales n’y sont pas offertes, ce qui force de nombreuses familles à effectuer ce long voyage avec un enfant malade.
Des centaines d’enfants comme Tijay au CHEO
Le CHEO, l’hôpital pour enfants situé à Ottawa, a été désigné pour les soigner.
En 2019, il a accueilli 544 jeunes patients venant du Nunavut, un chiffre qui n’a cessé de grandir au fil des années sauf pendant la pandémie. Pour l’année 2022, 456 enfants ont été accueillis en date du 29 novembre.
Face à une demande grandissante, le CHEO a ouvert la clinique Aakuluk en 2019 pour fournir des soins et un soutien adaptés à la culture des enfants venant du Nunavut et de leurs familles ainsi que des services de traduction.
Source : CHEO
« Il faut imaginer les difficultés que ces familles vivent en arrivant à Ottawa : parfois, elles ne comprennent pas la langue et ont une culture différente », nous a expliqué la Dre Radha Jetty, pédiatre au CHEO et responsable médicale de la clinique, dans une entrevue accordée plus tôt cette année.
Laisser sa vie en suspens
Les frais de déplacement et de subsistance à Ottawa sont pris en charge par le gouvernement du Nunavut et par le gouvernement fédéral, notamment dans le cadre de l’initiative Les enfants inuit d’abord, mise en place par Ottawa.
Mais ça ne couvre pas tout, surtout lorsque la durée du séjour n’est pas celle prévue au départ.
Cet automne, le voyage devait durer quatre jours, mais la famille Kuniliusie est finalement restée plus de quatre semaines.
« Chaque fois que nous descendons à Ottawa, on nous dit que c’est pour quatre ou cinq rendez-vous médicaux, mais quand on arrive, on nous en rajoute […] Mais à la maison, les factures s’accumulent, le travail doit être fait », précise Tina Kuniliusie.
Autre conséquence : il faut souvent laisser d’autres enfants ou membres de la famille au Nunavut. Pendant plusieurs années, Tina était séparée de son fils, Peter, chaque fois qu’elle se rendait à Ottawa pour les rendez-vous médicaux de sa fille.
« Je me suis battue pour qu’il puisse nous accompagner, ça a été très difficile », explique-t-elle.
Et à chaque séjour à Ottawa, il faut à nouveau justifier la venue du garçon.
Face à ces obstacles, de nombreuses familles du Nunavut hésitent à entreprendre ce grand voyage, constate Stéphanie Mikki Adams, directrice du centre Inuuqatigiit pour les enfants et les familles inuit, qui offre un soutien culturel et logistique à ces voyageurs une fois arrivés à Ottawa.
« Elles ont un million de questions. Elles ont peur et se demandent : qui va s’occuper de mes enfants? Qui va accompagner mon enfant malade? Est-ce que je vais être capable de me passer d’un revenu? » précise-t-elle.
Mme Mikki Adams ajoute que, pour certains, passer d’une communauté de quelques centaines d’habitants à une grande ville comme Ottawa peut constituer un choc.
Certains enfants placés en famille d’accueil
Certaines familles du Nunavut peuvent être confrontées à la décision difficile de placer leur enfant dans une famille d’accueil pour jeunes malades à Ottawa.
La Dre Jetty explique que ça peut se produire lorsque des enfants ont des problèmes médicaux complexes.
Elle ajoute : « Ce n’est pas une situation qu’on veut avoir, mais parfois, on n’a pas le choix. »
Selon des chiffres fournis par le gouvernement du Nunavut, 68 enfants étaient placés dans des familles d’accueil pour des raisons médicales hors du territoire en 2020-2021.
Le père de Tijay, James, affirme que la famille a réfléchi à la possibilité de placer sa fille dans une famille d’accueil à Ottawa, mais il y a finalement renoncé.
Tina Kuniliusie, elle, trouve difficile « de voir nos jeunes Inuit aller vers le Sud, et pour certains ne pas revenir, comme on l’a vu par le passé avec les déplacements liés à la tuberculose ou aux pensionnats. »
La Dre Jetty, qui a aussi travaillé au Nunavut, explique que lorsque les enfants restent longtemps loin de chez eux, « ils peuvent perdre cet attachement à leur famille, à leur langue et à leur culture. »
Elle ajoute que le personnel soignant fait tout en son pouvoir pour assurer le bien-être des enfants. Mais qu’en plus de ces efforts, il faut rester vigilant.
« On doit être conscients que les systèmes qui existent ont été développés d’une façon qui malheureusement résulte de la discrimination pour les enfants autochtones. On est à risque de répéter les erreurs des systèmes qui étaient en place durant les pensionnats pour Autochtones dans le passé. »
De son côté, l’Ottawa Health Services Network Inc., un organisme qui coordonne les visites médicales dans la capitale et qui accompagne les patients, précise dans un courriel que « le nombre de cas où le placement médical est requis a diminué pour devenir une véritable rareté au cours des dernières années. »
La solution passe par le Nunavut
Dans son bureau d’Iqaluit, la Dre Amber Miners est bien consciente de tous ces défis.
« Nous essayons de toujours garder les soins près du domicile autant que possible et de renforcer les capacités localement », explique la Dre Miners.
La pandémie a d’ailleurs permis de trouver d’autres moyens de rapprocher les patients des soignants.
« On a fait plus de vidéoconférences avec les spécialistes basés à Ottawa, ce qui nous a permis d’éviter beaucoup de déplacements », explique-t-elle.
S’installer à Ottawa
Tina Kuniliusie partage cet espoir d’avoir plus de services accessibles dans sa communauté. Mais sa famille ne constate pas encore d’amélioration.
« Il y a tellement de ressources ici [à Ottawa] auxquelles Tijay aurait droit, mais qui n’existent pas au Nunavut. Elle a eu l’autorisation d’avoir des soins de répit, pour nous permettre de nous reposer et de prendre du temps pour nous. Mais nous ne trouvons personne à embaucher pour ce service dans ma communauté, même si le financement a été approuvé », ajoute la mère de famille.
Sans solution à court terme, la famille Kuniliusie se retrouve encore une fois face à un choix difficile.
Épuisée de faire la navette entre Clyde River et Ottawa, elle réfléchit à la possibilité de s’installer pour de bon dans la capitale fédérale, à des milliers de kilomètres de ses repères.
« Dix ans à se battre contre un système, c’est long. Je ne peux pas continuer dix années de plus, c’est trop pour une seule personne. Donc, que je le veuille ou non, il semble qu’on se dirige vers un déménagement à Ottawa », indique Tina Kuniliusie.
Quand on lui demande ce dont elle rêve, elle n’hésite pas longtemps : « Plus de ressources, plus de soutien et des hôpitaux au Nunavut ».
Un article de Fiona Collienne, Radio-Canada
Avec les informations d’Estelle Côté-Sroka, Matthew Kupfer et Matisse Harvey