Protection de l’enfance autochtone : que retenir de la décision de la Cour suprême?

Quatre ans après l’entrée en vigueur de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, la Cour suprême du Canada a finalement rassuré les Autochtones vendredi en confirmant sa constitutionnalité, bien que d’autres questions restent en suspens. (Radio-Canada/Virginie Gagnon-Leduc)

Si le jugement offre différentes pistes de travail pour les communautés autochtones en matière de services à l’enfance et apporte des gains importants, il est aussi perçu comme une « occasion manquée », n’ayant pas tranché sur l’existence d’un droit constitutionnel à l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones.

La Cour suprême a mis un terme vendredi à l’incertitude qui planait autour de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis : sa constitutionnalité ainsi confirmée est désormais inébranlable, au grand soulagement des communautés autochtones. Celles-ci peuvent examiner en toute quiétude les diverses options qui se présentent à elles.

«On a maintenant une assise juridique qui est solide pour aller de l’avant, sans avoir toutes ces incertitudes qui rôd[aient] autour», déclare Daphné Drouin, avocate et membre de la Nation Micmac de Gespeg en Gaspésie. «On va avoir plusieurs communautés qui vont aller de l’avant vers ces processus-là, plus rapidement, plus profondément», poursuit-elle.

Toutefois, il importe de noter que l’exercice de la compétence en matière de services à l’enfance et à la famille en vertu de la loi fédérale demeure un choix qui appartient entièrement aux Autochtones. «Ce n’est pas une obligation légale de se prévaloir de son propre régime de services à l’enfance et à la famille. Donc ça demeure une option pour chaque communauté», avance Me Drouin.

Pour celles qui décident d’opter pour ce régime, les communautés autochtones conservent une grande liberté quant à la forme que prendra l’exercice de cette compétence. En effet, il y a «mille et un modèles» qui s’offrent à elles et qui varient selon leurs coutumes, leurs traditions et surtout leurs capacités. Il est possible de classer ces modèles en deux grandes catégories.

La première option consiste à rapatrier «à 100 % les responsabilités qu’exercent les services de protection de la jeunesse provinciaux». Or, cette approche implique d’importantes ressources «pour mener à terme ce processus de revitalisation des ordres juridiques autochtones, de consultation et d’évaluation de leur capacité à reprendre ces services», selon l’avocate. En plus d’une main-d’œuvre qualifiée, «un financement certain, suffisant et récurrent est nécessaire».

L’avocate Daphné Drouin exerce sa pratique en droit autochtone et constitutionnel, notamment sur des dossiers qui touchent l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones en matière de protection de la jeunesse. (Photo : Cabinet d’avocats Cain-Lamarre)

La seconde option, qui est très répandue dans la pratique selon Me Drouin, se résume «à dicter comment rendre des services […] plus culturellement sécurisants pour les enfants, mais sans nécessairement reprendre les responsabilités». Pour ce faire, il faut adopter des normes plus élevées que celles prescrites actuellement par la loi fédérale.

L’idée est simplement de «s’intégrer dans le processus provincial et la protection de la jeunesse», d’être «plus impliqués dans les décisions». L’avocate donne un exemple : chaque décision pourrait être prise en présence d’une entité autochtone désignée, sous peine d’être considérée comme nulle et invalide.

À ces deux options découlant de la loi fédérale s’en ajoute une autre pour les communautés autochtones au Québec qui émane du régime légal québécois : négocier des ententes avec le gouvernement provincial pour reprendre certaines responsabilités en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse, récemment modifiée à ce sujet. Le conseil de la Nation Atikamekw, représentant les communautés de Manawan et de Wetomaci, est la seule entité à ce jour ayant opté pour ce régime.

Toutefois, Daphné Drouin souligne une limite majeure. «Tout ce qui est des principes de base de la Loi sur la protection de la jeunesse, on ne peut pas s’en départir», avance-t-elle. L’avocate donne d’ailleurs un exemple de ce carcan juridique fort contraignant : «On ne peut pas retirer la compétence de la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse, pour prendre des décisions quand les parents et l’enfant de 14 ans et plus, par exemple, ne consentent pas à la mesure.»

«La [loi fédérale] est plus intéressante parce que, justement, à part les normes minimales nationales, et évidemment les droits fondamentaux, il n’y a rien qui est imposé en soi aux communautés», ajoute-t-elle.

 

Selon le Recensement de 2021, 53,8 % des enfants de moins de 14 ans en famille d’accueil sont autochtones, alors qu’ils ne représentent que 7,7 % de la population d’enfants de moins de 14 ans au Canada. Les enfants autochtones de cette tranche d’âge sont donc sept fois plus susceptibles de se retrouver en famille d’accueil.

La Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse au Québec indique quant à elle que le taux de placement d’enfants en milieu substitut est huit fois plus élevé pour les enfants autochtones et neuf fois plus élevé pour la récurrence des placements d’enfants en milieu substitut.

  

  

Des gains importants et… une occasion manquée

Au-delà de la déclaration de la constitutionnalité de la loi fédérale et de la certitude qu’elle procure aux Autochtones, la décision de la Cour suprême recèle d’autres gains importants, selon Geneviève Motard, professeure de droit constitutionnel et autochtone à l’Université Laval.

Tout d’abord, la Cour suprême clarifie le traitement de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) par les tribunaux canadiens.

«Il me semble y avoir un signal assez clair de la Cour suprême que la Déclaration, même si ce n’est pas un traité exécutoire en droit, donc contraignant, c’est vraiment un instrument qui entraîne des obligations pour le Canada, donc c’est un instrument normatif», souligne la professeure.

Je pense que l’époque où on pouvait faire fi de la Déclaration [des Nations unies sur les droits des peuples autochtones] parce que ce n’était pas contraignant, c’est derrière nous.

Il s’agirait, selon elle, d’un «gain important sur le long terme», considérant que la DNUDPA reconnaît le droit à l’autodétermination des peuples autochtones comme un droit fondamental.

La professeure Geneviève Motard enseigne le droit constitutionnel et les droits des peuples autochtones à la Faculté de droit de l’Université Laval depuis 2009. Elle assume également la direction du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIERA) depuis 2020. (Radio-Canada/Guillaume Lamy)

Geneviève Motard salue également «la reconnaissance assez claire des ordres juridiques autochtones comme source valide» en droit canadien, ce qui constitue possiblement une première pour le plus haut tribunal du pays. «Dans la plupart des décisions [antérieures], on traitait les coutumes ou le droit coutumier comme des éléments de preuve [en droit canadien]», explique-t-elle.

Le jugement utilise notamment la métaphore du «tressage» pour référer simultanément à la compétence législative des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille, aux dispositions législatives édictées par le Parlement ainsi qu’aux normes internationales dont traite la DNUDPA. Selon la Cour suprême, il s’agit de «déterminer, en se fondant sur le droit international en guise d’orientation, comment le droit de l’État et le droit autochtone peuvent s’imbriquer afin de créer une « tresse » unique et solide.»

Par contre, Mme Motard note une «occasion manquée» par la Cour suprême : les juges ne se sont pas prononcés sur la portée de la Constitution canadienne, à savoir si elle comprend ou non le droit à l’autonomie gouvernementale des Autochtones. La Cour d’appel du Québec avait, quant à elle, répondu à cette question par l’affirmative.

Je ne sais pas si on avait des attentes; on avait des espérances très certainement.

– Geneviève Motard, professeure de droit constitutionnel et autochtone à l’Université Laval

La Cour suprême reconnaît plutôt que le Parlement canadien a consacré dans la loi «sa compréhension de la portée de cette disposition constitutionnelle», s’engageant, lit-on dans le jugement, à «agir « comme si » les peuples autochtones bénéficiaient d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale en matière de services à l’enfance et à la famille.»

Selon la professeure, cette affirmation comporte «une certaine fragilité puisque demain matin, le Parlement fédéral pourrait abroger sa loi», éliminant de ce fait les assises juridiques des Autochtones à un droit à l’autonomie gouvernementale en droit canadien. «L’idée d’avoir une protection constitutionnelle, c’est justement de protéger le droit contre l’intervention du législateur», poursuit-elle.

Par ailleurs, cette déclaration du Parlement ne lierait pas les provinces, puisqu’elle se limite au champ de compétence du fédéral, selon elle.

Geneviève Motard est d’avis néanmoins qu’il s’agit d’une «décision de transition vers, peut-être, la reconnaissance de l’autonomie gouvernementale». Elle se console aussi du fait que la Cour ait mis beaucoup l’accent sur le concept de «réconciliation» qui passerait par des affirmations politiques favorisant un changement de paradigme.

Me Daphné Drouin conclut dans le même sens : «Ça parle beaucoup de réconciliation et je pense que c’est un vent de fraîcheur […], qu’on mette autant en avant la réconciliation, la réconciliation par voie législative aussi. C’est comme une lueur au bout du tunnel».

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