Élections québécoises : comment améliorer le système de justice au Nunavik?
Le dysfonctionnement du système de justice dans le Nord québécois fait les manchettes régulièrement. Des résidents du Nunavik, des organisations inuit, des procureurs et le Barreau du Québec ont tous dénoncé les travers du système actuel et les effets négatifs qui se répercutent chez les victimes, les prévenus et les communautés nordiques de façon plus large.
Dans le contexte des élections provinciales qui se tiendront le 3 octobre au Québec, Regard sur l’Arctique s’est rendu au Nunavik pour entendre les Nunavimmuit au sujet des transformations qu’ils souhaitent voir dans le système de justice, des obstacles au changement et de ce qu’ils attendent du gouvernement qui sera élu.
Voici le premier volet de notre dossier spécial.
Pour le deuxième volet qui porte sur les soins de santé au Nunavik, cliquez ici et ici.
Jeannie May, une résidente de Kuujjuaq, se souvient encore du jour où, il y a cinq ans, elle a demandé l’aide des policiers, craignant pour sa sécurité lors d’une dispute conjugale avec son partenaire de l’époque.
Quand ils sont arrivés, c’est elle qui a été arrêtée. Cet événement a bouleversé sa vie pendant des années.
« Surtout pour les femmes qui ont été dans des relations abusives, il est très difficile de demander de l’aide », dit-elle. « Et puis, quand quelque chose comme ça se produit, la confiance est complètement brisée. Je ne sais pas si j’appellerais à nouveau la police pour de l’aide. »
Jeannie May dit que beaucoup de choses ont mal tourné cette nuit-là. Mais le gros du problème, selon elle, c’est que les institutions du Sud qui constituent le fondement du système de justice dans le Nord, de la police aux tribunaux en passant par la protection de la jeunesse, ne sont pas adaptées à la réalité du Nunavik.
« Quand j’ai raconté mon histoire publiquement, les gens m’ont contacté en disant qu’ils avaient vécu la même chose », relate-t-elle. « Nous avons tellement de violence familiale dans le Nord, mais je pense qu’il y a un énorme manque de formation et d’empathie pour les victimes. Et tenter de comprendre tout ce que j’ai dû traverser par la suite? C’est un cauchemar qui ne finit jamais. »
Des institutions mal adaptées au contexte du Nord
Le traumatisme de l’arrestation, qui lui a causé des blessures physiques, notamment la perte de deux dents, et la nuit passée en prison n’étaient que le début de son calvaire. Au cours des années suivantes, elle a dû se battre pour s’assurer de ne pas se retrouver avec un casier judiciaire, en plus de devoir apprendre à naviguer dans le processus de plainte en déontologie policière.
Une décision sur son cas est attendue dans les prochains mois.
Même si elle parle anglais, elle a trouvé difficile de s’y retrouver dans le processus de plainte contre la police et ensuite dans le système judiciaire. Pour beaucoup de gens au Nunavik, la langue première est l’inuktitut et ils ne sont pas à l’aise en anglais, et encore moins en français. Pour eux, les obstacles doivent être insurmontables, estime-t-elle.« La plupart des gens laissent tomber leur plainte. Ils ne savent pas comment faire le processus. Et, surtout, si vous ne savez pas parler anglais, et encore moins utiliser un ordinateur, comment allez-vous même savoir que c’était une possibilité [de porter plainte]? »
La logique du système de justice québécois, qui repose sur deux parties adverses qui s’affrontent, peut sembler impitoyable et vient en contradiction avec les valeurs et les pratiques inuit qui visent à atténuer les tensions au sein de la communauté avant qu’un point de rupture soit atteint, explique-t-elle.
« Imaginez si mon ex et moi avions pu demander de l’aide aux aînés lorsque nous avons commencé à avoir des problèmes. C’était comme ça pour [les Inuit] avant. Mais avec le système du Sud maintenant, ça ne marche tout simplement pas », dit-elle.
Les défaillances du système se répercutent sur les communautés
La population du Nunavik est d’environ 13 000 personnes. On compte 14 communautés dans la région qui ne sont accessibles que par avion.
Actuellement, aucun juge ni avocat ne réside dans la région. Ils doivent être transportés par avion depuis le sud de la province.
Les communautés de Kuujjuaq et de Puvirnituq ont chacune un petit palais de justice. Ailleurs, le tribunal doit siéger là où des locaux sont disponibles, comme dans une école ou un gymnase communautaire.
Bien souvent, les conditions météorologiques imprévisibles et des pannes et ennuis mécaniques retardent l’arrivée des tribunaux dans les communautés et peuvent prolonger les causes pendant des années. Cela représente un stress additionnel pour les victimes et les contrevenants.
Le manque de personnel peut également retarder les causes. Récemment, en juillet, 250 causes ont été reportées à Kuujjuaq parce qu’aucun juge n’était disponible pour siéger.
Paulusie Novalinga, un leader inuit de Puvirnituq qui a été maire du village, souligne quant à lui le fardeau que représentent les délais pour les victimes, les délinquants et les membres de la communauté.
« Même les personnes accusées de délits mineurs attendent des mois et des mois avant leur audience », dit-il.
« Avoir des démêlés avec la justice, ça crée beaucoup de stress chez les personnes parce que c’est toujours dans leur esprit et elles ne peuvent pas résoudre la situation. Ça ruine leur vie. »
Et comme il n’y a pas de prison au Nunavik, les contrevenants qui sont finalement condamnés doivent purger des peines de prison dans le Sud, les coupant de la langue, de la culture et de la famille qui pourraient aider à réorienter leur vie, selon M. Novalinga.
« Nous n’avons aucun moyen de voir nos proches ou de leur rendre visite, où nous pourrions leur parler et peut-être leur donner le sentiment d’une vie meilleure. Tant de choses nous sont enlevées par le système de justice. Les services sociaux mettent les aînés au chômage. On les remplace par des universitaires du Sud qui n’ont jamais connu le mode de vie autochtone », affirme-t-il.
« Nous n’étions pas une société totalement anarchique ou impuissante auparavant, mais le gouvernement est arrivé et a fait en sorte que ce soit comme ça. »
Tracer la voie
Suzy Watt, originaire de Kuujjuaq, est assistante de recherche pour Saimatsianiq, un projet de trois ans mis sur pied pour documenter et promouvoir les pratiques juridiques inuit qui peuvent préserver l’harmonie sociale au Nunavik et pour favoriser le transfert des connaissances de ces pratiques entre les aînés et les jeunes.
Le projet a été conçu après des discussions avec différents organismes liés à la justice au Nunavik, dont les comités de justice (Société Makivik), Sapummijiit, le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels, le Programme de réinsertion communautaire (Administration régionale Kativik) et le Service de police du Nunavik. Il est coordonné par la Chaire de recherche Sentinelle Nord sur les relations avec les sociétés inuit de l’Université Laval, à Québec.
Le rapport de Saimatsianiq sera terminé en 2024 et présenté au ministère canadien de la Justice.
Suzy Watt, qui fait également un baccalauréat en droit à l’Université Carleton à Ottawa, croit que la seule façon de changer les choses est en laissant les valeurs inuit guider la réforme des pratiques judiciaires au Nunavik.
« Les Inuit étaient ici avant qu’il y ait un Québec. Nous avions nos façons d’administrer la justice dans nos communautés qui nous ont permis de survivre ici pendant des milliers d’années. Ensuite, le système de justice pénale du gouvernement est arrivé, il existe depuis environ 155 ans. Mais pourquoi toujours essayer d’utiliser quelque chose qui ne fonctionne pas », dit-elle.
Préserver l’harmonie dans la communauté est un principe clé pour les Inuit, souligne Mme Watt, ce qui entre en contradiction avec l’accent mis sur la punition dans le système judiciaire du Sud, selon elle.
« Ce qu’on entend dans nos ateliers, c’est que la justice ne signifie pas nécessairement de réparer un tort, mais veut dire en fait la création d’une communauté plus sûre pour tout le monde », relate-t-elle.
Les conflits dans les ménages en sont un exemple, explique Mme Watt, où le système judiciaire du Sud peut souvent aggraver les tensions au lieu de les résoudre. Par exemple, lorsque la police est appelée, les couples sont généralement tenus de rester séparés jusqu’à ce qu’ils soient passés par le système judiciaire, ce qui peut parfois prendre des années.
Dans une petite communauté, cela peut avoir des effets considérables, dit-elle.
« Pour nous, les relations sont très importantes. Mais cela vient en fait briser toutes sortes de relations », indique-t-elle. « Ça affecte la femme qui doit maintenant élever seule les enfants. Ça a un impact sur les familles et sur la structure familiale des individus. Et si vous ajoutez la dépendance ou d’autres facteurs sociaux, les enfants sont souvent retirés [des familles]. »
« Il faut tout un processus de guérison pour changer un comportement, et la personne qui a commis l’infraction doit reconnaître le mal qu’elle a fait. Mais l’isoler ne va pas la rendre meilleure. La façon de faire des Inuit serait d’établir des relations entre les deux et d’amener l’individu [agresseur] à voir un aîné et à recevoir des conseils appropriés », ajoute Mme Watt.
« Dans le passé, la punition était un dernier recours et n’intervenait que si le [délinquant] refusait de changer ou refusait d’écouter ce que la communauté lui disait. »
Les élections peuvent-elles changer les choses?
Déjà, en 1993, des rapports mettaient en lumière la crise du système de justice au Nunavik, mais peu d’actions concrètes ont fait bouger les choses de manière significative depuis.
Le Nunavik fait partie de la circonscription électorale d’Ungava, la plus grande de la province sur le géographique. Elle couvre environ 850 000 kilomètres carrés et compte l’un des plus petits nombres d’électeurs, soit 28 314 inscrits aux élections de 2018. Elle a une population diversifiée qui, outre la majorité francophone et les Inuit, comprend plusieurs communautés des Premières Nations.
Paulusie Novalinga dit qu’il a l’intention d’aller voter. Mais à moins que le Nunavik ne devienne un jour une circonscription à part entière, il sera difficile de faire en sorte que la voix de la population compte vraiment sur des enjeux comme la réforme du système de justice, selon lui.
« Nous devons créer une nouvelle circonscription pour les Inuit », soutient-il. « On nous regroupe avec des régions du Sud, mais nous n’avons rien en commun avec elles. Cela n’a aucun sens. Et nous sommes une population si petite que nous n’avons aucune chance d’influer sur une élection. »
Jeannie May, quant à elle, est surprise du peu d’attention donnée aux questions de justice par les candidats de la circonscription d’Ungava.
« L’un des plus gros échecs de cette [campagne électorale] est que personne ne fait vraiment campagne sur les questions de justice, ce qui a pourtant des répercussions partout : en matière de santé, de services sociaux, de protection de la jeunesse », juge-t-elle. « Dans les entrevues et les profils de candidats que j’ai vus, on ne mentionne presque pas la justice. C’est assez triste. »
Les candidats autochtones, un pas dans la bonne direction
La course de cette année compte deux candidats autochtones. Tunu Napartuk, un Inuk et ancien maire de Kuujjuaq, est candidat du Parti libéral du Québec, et Maïtée Labrecque-Saganash, d’origine crie, est la candidate de Québec solidaire.
Les trois autres candidats sont Denis Lamothe pour la Coalition avenir Québec, Christine Moore pour le Parti québécois et Nancy Lalancette pour le Parti conservateur du Québec.
Pour connaître les propositions des candidats dans la circonscription d’Ungava concernant le système de justice au Nunavik, cliquez ici.
Selon Suzy Watt, le fait d’avoir deux candidats autochtones est un pas dans la bonne direction.
« Le fait d’avoir [Tunu Naparuk] de notre région, puis [Maïtée Labrecque-Saganash] qui est super créative dans la promotion des droits autochtones, c’est agréable à voir », affirme-t-elle.
Pour Jeannie May, même si elle aurait aimé voir la justice devenir un thème central de cette campagne, elle trouve encourageant de voir deux candidats autochtones sur le bulletin de vote.
« Je garde espoir, vous savez. Il faut toujours espérer que les choses changeront un jour. »
Écrivez à Eilís Quinn à eilis.quinn@cbc.ca
Cet article a été traduit de l’anglais