Protection de l’Arctique : loin des yeux…

L’invasion russe en Ukraine a ravivé le débat sur la protection de l’Arctique. (Alexandre Lamic/Radio-Canada)
À 300 kilomètres au nord du cercle arctique canadien, on peut aujourd’hui ressentir un peu de chaleur. Pour la première fois depuis le début de la pandémie, la communauté de Tuktoyaktuk se rassemble. Ces retrouvailles étaient attendues depuis longtemps dans ce petit hameau nordique isolé de tout.

Cependant, tout en célébrant la fin des mesures de confinement, la communauté a quand même d’autres préoccupations en tête. En effet, l’invasion russe en Ukraine rappelle aux 860 habitants de Tuktoyaktuk leur proximité géographique avec la Russie.

À peine 2000 km nous séparent de la Russie.Erwin Ellias, maire de Tuktoyaktuk

Même si cette communauté est à majorité inuvialuit, presque tout le monde ici a du sang russe dans les veines à cause des chasseurs de caribou et des baleiniers de toutes les origines qui, au hasard des déplacements de leurs proies, se sont trouvés à passer par ici. « J’ai moi-même du sang russe, j’espère seulement que ce n’est pas le sang de Poutine », lance à la blague le maire Erwin Elias.

Le maire de Tuktoyaktuk, Erwin Elias. (Alexandre Lamic/Radio-Canada)

Tuktoyaktuk est un endroit stratégique pour la surveillance de l’Arctique. Pendant la guerre froide, le NORAD y a installé un radar qui fait partie du Système d’alerte du Nord (SAN). Ce système compte en tout 47 stations radar à courte et à longue portée réparties dans le nord du Canada.

Toutefois, ce système a grand besoin d’être modernisé. « En ce moment, des avions russes pourraient lancer des missiles contre le Canada depuis leur espace aérien et on n’aurait aucune capacité pour les détecter », explique Jean-Christophe Boucher, professeur de science politique à l’Université de Calgary.

L’ensemble du système de détection et de radars qu’on avait mis en place après la guerre froide tombe en désuétude.Jean-Christophe Boucher, professeur à l'École des politiques publiques de l'Université de Calgary

Le gouvernement canadien a récemment accordé un contrat de plus d’un demi-milliard de dollars pour l’exploitation et l’entretien de ces radars, mais ce sera loin de suffire.

« Ça prend de nouveaux radars, de nouveaux satellites, de nouveaux senseurs, des drones qu’on peut déployer dans le Nord, ça prend de nouvelles bases. C’est un investissement entre cinq et dix milliards de dollars », énumère le professeur Boucher qui, à la demande du ministère de la Défense, a publié en 2019 un mémoire intitulé Défendre la souveraineté du Canada – Nouvelles menaces, nouveaux défis.

La station de réception satellite d’Inuvik. (Alexandre Lamic/Radio-Canada)

À 150 km au sud de Tuktoyaktuk se trouve la municipalité d’Inuvik, un autre emplacement de choix pour la protection du Nord. Le gouvernement canadien y a construit une station de réception satellite qui assure de bonnes communications et la transmission rapide d’information. Le NORAD y a établi un de ses quatre postes d’opérations avancés.

« C’est l’installation la plus au nord exploitée par le NORAD », explique le maire d’Inuvik, Clarence Wood. « À peine deux ou trois personnes y travaillent. Pourtant, elles peuvent suivre d’ici à peu près n’importe quoi qui s’approche du Canada », poursuit-il.

Le maire d’Inuvik, Clarence Wood. (Alexandre Lamic/Radio-Canada)

Pour intervenir du haut des airs, la piste de l’aéroport d’Inuvik a été aménagée pour accueillir des F-18, mais ce n’est pas tout à fait au point. En effet, pour atterrir, les F-18 ont besoin de câbles d’arrêt parce que la piste est encore trop courte.

Et quant à la capacité d’assurer véritablement la protection du territoire, le maire soulève des inquiétudes : « La présence militaire est très limitée. Ça ne prendrait pas bien longtemps aux Russes pour déjouer tout ça s’ils décidaient de le faire », conclut le maire Wood.

Il faudrait être fou pour ne pas être inquiet.Clarence Wood, maire d'Inuvik

À la fin des années 1980, les Forces armées canadiennes ont démantelé la base militaire qui se trouvait à Inuvik. Le quartier général de la Force opérationnelle interarmées du Nord se trouve à Yellowknife, à plus de 1000 km au sud d’Inuvik. C’est de là que sont dirigées les opérations des rangers, ces réservistes qui assurent une certaine présence militaire en milieu éloigné.

Dans cette région du Nord, ils sont près de 1600 rangers répartis en 58 patrouilles. Ils sont les yeux et les oreilles de l’armée au nord des trois territoires canadiens. « C’est une région très vaste. Les rangers assurent une présence 24 heures par jour, sept jours par semaine, et s’ils voient quelque chose, ils le rapportent immédiatement », dit le lieutenant-colonel Raymond Chiasson. « Et il n’y a pas de menace militaire imminente », rappelle le commandant du premier groupe de patrouille canadien.

Caroline Cochrane, première ministre des Territoires du Nord-Ouest. (Alexandre Lamic/Radio-Canada)

Pour la première ministre des Territoires du Nord-Ouest, les discussions sur la protection de l’Arctique n’ont rien de nouveau. « On parle de l’importance d’assurer notre souveraineté dans le Nord depuis des décennies », dit Caroline Cochrane. Mais elle est bien consciente que l’invasion russe en Ukraine ravive le débat et met en lumière le besoin de s’attarder sérieusement et pour de bon à cette question.

Le contexte international actuel n’est pas la seule raison pour laquelle il faut s’y attaquer dès maintenant : « Avec les changements climatiques, les eaux de l’Arctique seront navigables sur des périodes de plus en plus longues. Nous devrons donc être prêts à y protéger nos intérêts », ajoute la première ministre Cochrane.

Il y a deux semaines, elle a plaidé sa cause auprès de son homologue fédéral. Elle a écrit à Justin Trudeau pour lui rappeler l’importance de cette frontière éloignée. Le premier ministre s’est engagé à en discuter avec les premiers ministres des trois territoires.

Le dôme du fournisseur d’accès Internet New North Networks, à Inuvik, est illuminé aux couleurs du drapeau ukrainien. (Valérie Gamache/Radio-Canada)

Et d’un point de vue politique, c’est un bon moment pour le gouvernement canadien d’investir dans la défense du Nord et dans la modernisation des installations du NORAD : « Plus l’environnement international est instable, plus la pression interne dans le public et la volonté du public à accepter des dépenses militaires augmentent. Le gouvernement canadien a vraiment ici une occasion en or pour développer un argumentaire, un discours qui dirait : « On doit augmenter les dépenses militaires et voici pourquoi » », analyse Jean-Christophe Boucher.

À Tuktoyaktuk, ce soir, la population se sent bien loin de cette joute politique. Ici, comme à Inuvik, il importe d’abord et avant tout de montrer sa solidarité avec le peuple ukrainien. D’ailleurs, depuis le début du conflit, tous les soirs, le dôme du fournisseur d’accès Internet New North Networks, à Inuvik, est illuminé aux couleurs du drapeau ukrainien. Et lorsqu’on lève la tête vers le ciel, la lueur des aurores boréales semble être un présage porteur d’espoir.

Un reportage de Valérie Gamache 

Radio-Canada

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