« Pour développer l’Arctique, ça prend une volonté politique »
Le Canada a récemment annoncé un financement de 4,9 milliards de dollars pour moderniser les infrastructures de défense militaire du NORAD. Or, selon un politologue qui s’intéresse à l’Arctique, le fédéral aurait mieux fait d’investir cette somme dans le développement économique et civil du Grand Nord.
Benoit Lapierre a écrit une lettre d’opinion à ce sujet dans Le Devoir et Regard sur l’Arctique s’est entretenu avec lui à la mi-juillet.
Regard sur l’Arctique : Pourquoi ces fonds devraient-ils être investis dans les infrastructures civiles plutôt que dans les équipements du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD)?
Benoit Lapierre : À mon avis, une grosse attaque venant du Nord, ce n’est pas une crainte que le Canada devrait avoir en ce moment. De toute façon, avec les sous-marins nucléaires maintenant, il y a moyen pour les Russes, par exemple, d’aller dans les eaux internationales, sur la côte est, et de lancer leur missile à partir de là. Donc, la chaîne de radars dans le Grand Nord [à laquelle est destinée une bonne partie de l’enveloppe de défense du fédéral, NDLR] s’avère en quelque sorte obsolète.
Aussi, les radars représentent peu de retombées et de bénéfices pour la région Arctique. Tandis que si on investit dans des routes, dans des bâtiments, on fait travailler la main-d’oeuvre locale pour la construction et, après, les bâtiments servent à la communauté. Le bien être des personnes sur le territoire s’en trouve décuplé.
Et, il faut le rappeler, le réchauffement climatique en Arctique est déjà bien entamé. On a déjà commencé à voir des conséquences. Une étude a montré récemment que la région se réchauffe quatre fois plus vite que le reste du globe.
Malheureusement, on a beaucoup d’infrastructures qui ont été faites sur le pergélisol et qui n’ont jamais été prévues pour une fonte des glaces. L‘Institut climatique du Canada, dans son récent rapport, disait justement que la plupart des infrastructures du Nord sont en péril pour cette raison.
La moitié des routes d’hiver seront rendues impraticables dans 30 ans en raison de la fonte du pergélisol. Donc, ça nous donne une fenêtre d’action d’une trentaine d’années où on va pouvoir rénover ou faire de nouvelles infrastructures.
L‘Arctique que les populations du Nord ont connu, il n’existera plus, à mon avis. Il faut en prendre acte, tenter d’atténuer le plus possible les inconvénients qu’il peut y avoir et ensuite trouver des solutions pour qu’on puisse continuer à garder un certain mode de vie plus local, mais en tenant compte de la réalité climatique qu’il va y avoir.
RsA : Vous dites qu’il faut développer l’Arctique sur le plan économique, car on accuse un retard par rapport aux autres pays. Est-ce une question de souveraineté?
BL : Avec la fonte des glaces, le trafic dans le passage du Nord-Ouest va augmenter considérablement. Pour l’instant, les États côtiers dont les eaux sont gelées six mois par année ont le droit de réglementer le trafic. Mais à un moment donné – est-ce que ce sera dans 30, 40, 50 ans? – le passage pourrait être libre de glace. À ce moment-là, le droit de la mer fera en sorte qu’un État comme le Canada ne pourra pas empêcher le transit dans la région.
Le Canada est aussi signataire, avec d’autres pays, d’un moratoire sur la pêche dans l’Arctique.
Si on n’a pas les infrastructures, les équipements et les navires pour faire respecter les règlements, bien, les navires commerciaux vont passer quand même. C’est difficile de faire respecter nos normes, nos standards quand on n’est pas présent sur le terrain.
Et c’est difficile de protéger l’environnement si on n’a personne pour le faire [sur place]. Avec la hausse du trafic, il va y avoir plus d’accidents, de catastrophes. S’il y avait un déversement et que notre port le plus proche est à deux jours de navigation, ça a le temps de faire bien des dommages. Idem pour les opérations de sauvetage en mer.
Le développement économique dans la région est structurant. Si on fait une mine, par exemple, elle va apporter un port en eaux profondes. Ce port en eaux profondes va ensuite permettre aux armateurs intéressés d’avoir une garantie que pendant 50 ans on a un contrat [d’exploitation]. Ils peuvent donc investir dans des navires de qualité qui seraient moins en danger dans les eaux glacées. Cela réduit ainsi les risques d’accident maritime.
Et également, ça amène de bons emplois. Ça permet de donner des perspectives d’avenir aux jeunes qui sont là. Ils n’ont pas besoin de s’expatrier pour des raisons économiques. Et du même coup, on diminue des problèmes sociaux comme la dépression, des problèmes de consommation.
RsA : Mais est-ce que ça se ferait à l’initiative des communautés locales?
BL : Il y a beaucoup de choses que je propose qui sont déjà demandées par les populations locales : l’état des routes, les pistes, les différentes infrastructures, les bâtiments gouvernementaux.
Pour faire du développement économique, rien n’empêche un territoire canadien de faire un partenariat avec une compagnie déjà bien présente, qui apporterait son expertise. Et les gouvernements locaux, par la suite, pourraient s’assurer de la qualité des opérations.
Il n’y a pas seulement les projets énergétiques et miniers. On peut penser à la pêche, à la pisciculture aussi.
Avec une propriété d’un projet à 50 % plus un, les communautés locales seraient majoritaires dans le projet. Elles seraient capables d’imposer leurs façons de faire. Et surtout, après ça, les profits resteraient dans la région.
RsA : Quels autres types d’investissements sont urgemment requis, selon vous?
BL : Il faut un accès Internet haute vitesse. Il faut donc relier le Nord canadien avec la fibre optique, au fond des océans. Le Canada est le seul pays qui n’a pas encore équipé sa frontière nord avec du câble haute vitesse. La Russie l’a fait, la Norvège aussi. Le Groenland a un meilleur réseau dans le Grand Nord que nous.
Ça serait relativement peu coûteux et ça permettrait de faire de l’enseignement en ligne, ça permettrait aux personnes de ne pas devoir quitter leurs communautés pour aller à l’université dans un autre territoire ou province, et de pouvoir rester là et continuer à développer leur région. Et ça faciliterait le déploiement de la télémédecine également.
RsA : Que manque-t-il à l’heure actuelle pour réaliser ces choses?
BL : Ça commence avec la volonté politique. C’est vraiment cette volonté qui donne l’impulsion et, après, ça crée un effet d’entraînement.
Souvent, il faut mettre de grosses sommes d’argent au début, et les profits viennent plus tard. Et, justement, si on n’a pas un signal fort au gouvernement, disant, oui, l’Arctique, on s’en occupe, et ça va être fait dans un temps défini, bien, il y a des chances que les compagnies voient qu’il y a trop de flou, soient incapables de se projeter dans l’avenir et, en fin de compte, ne fassent pas les investissements nécessaires pour pouvoir donner l’impulsion de départ et que le développement s’auto-génère par la suite.
Les propos recueillis ont été édités pour des raisons de clarté et de concision
Article intéressant
Je tiens à remercier l’équipe de Regard sur l’Arctique pour cette entrevue qui m’a permis de présenter ma pensée quant au développement de la région arctique.