Une douzaine d’étudiants sont assis dans une salle de classe du Collège de l’Arctique du Nunavut, à Iqaluit, où ils commencent la deuxième année du Programme de technologie environnementale (PTE).
Sur une toile, à l’avant de la classe, une carte des glaces est retransmise sur un projecteur. Les étudiants sont attentifs, l’air pensif, car le sujet les préoccupe. Certains sourcillent pendant que d’autres prennent des notes, l’oreille tendue.
« Essayons de trouver quelque chose qui ne sera pas touché par les changements climatiques dans le Nord », leur demande Jason Carpenter, leur professeur qui est aussi le directeur du programme.
Un long silence s’ensuit, signe que la question est plus ardue qu’elle n’y paraît. Puis, enfin, une main se lève timidement.
« Les roches? » lance un étudiant à voix haute.
Visiblement peu convaincue de sa réponse, une autre étudiante en profite pour prendre la balle au bond. « Plutôt que d’être simplement recouvertes de glace et de neige, les roches seront plus souvent exposées à l’eau et à différents processus de corrosion, ce qui pourrait engendrer une érosion rapide », lui répond-elle.
Le groupe a l’habitude de ces échanges animés. Les étudiants y rendent compte de leurs observations sur le terrain, de leur réalité et de leurs préoccupations. En dehors des heures de classe, beaucoup d’entre eux sont aussi des chasseurs aguerris.
« J’ai choisi ce programme parce que je sors régulièrement sur le territoire [pour] chasser et pêcher », explique Ian McDonald, un étudiant de deuxième année originaire d’Iqaluit.
Le programme a vu le jour à Iqaluit en 1987, avant même que le Nunavut forme un territoire, et compte aujourd’hui un peu plus de 230 diplômés. Ces derniers décrochent généralement des emplois qui gravitent autour de la conservation de la faune, de la gestion des ressources naturelles et de la protection de l’environnement.
« Certains des premiers diplômés […] se trouvent maintenant dans des positions d’autorité, soit comme leaders, directeurs ou sous-ministres adjoints », indique Jason Carpenter, qui a lui-même suivi le programme.
Je pense que, plus la population est informée au sujet des changements climatiques, plus elle sera en mesure de soulever divers problèmes durant des discussions dans les communautés, que ce soit autour de la table à manger ou dans les milieux de travail.Jason Carpenter, responsable du Programme de technologie environnementale et enseignant
Parmi ces anciens étudiants figure Andrew Keim, un Ténois originaire de Fort Smith qui a élu domicile à Iqaluit en 1990 pour suivre la formation.
Le lendemain de son arrivée, alors qu’il se trouvait dans la toundra pendant un premier cours sur le terrain, il a naïvement demandé à ses camarades où trouver du bois pour faire un feu. « Tout le monde s’est mis à rire de moi », se souvient celui qui, à l’époque, ne connaissait pas encore bien la toundra.
De la photographie à la cartographie, en passant par la limnologie, nous faisions de tout. C’était l’époque où il fallait utiliser une boussole plutôt qu’un GPS. C’était vraiment amusant.Andrew Keim, ancien diplômé
Trente ans plus tard, le Nunavimmiut d’adoption n’a pas quitté le territoire et travaille comme gestionnaire régional des ressources en eau au ministère des Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada.
Environnement en péril
Au fil des ans, les changements climatiques se sont imposés dans le quotidien des étudiants, d’abord dans leur milieu de vie, puis dans leurs discussions en classe, cristallisant en eux un sentiment d’inquiétude, mais aussi d’urgence.
Que ce soit le phoque en été, l’oie des neiges au printemps ou le lagopède en hiver, Ian McDonald chasse au gré des saisons depuis l’âge de 12 ans. « En l’espace de 10 ans de chasse […] j’ai constaté que la glace fond plus rapidement et que son épaisseur a changé », dit-il. « La question de la sécurité est la plus grande crainte des chasseurs. Cela me préoccupe. La vie des gens qui sortent sur la banquise est sans arrêt mise en danger. »
L’un des vecteurs de cette tendance est l’effet d’amplification arctique, un phénomène survenant lorsque la banquise et la neige, qui reflètent naturellement la chaleur du soleil, fondent dans l’eau de mer. Cette dernière absorbe alors plus de rayonnement solaire et se réchauffe.
Prolongement de la saison libre de glaces, conditions météorologiques imprévisibles, réchauffement des eaux… Les conséquences sont ressenties, par ricochet, à tous les échelons des chaînes alimentaires de l’écosystème arctique.
Vivre du territoire
La culture inuit est l’une des victimes collatérales des changements climatiques, principalement parce que le territoire est intimement lié à la langue, à l’alimentation, au savoir traditionnel et au mode de vie.
« Si la faune ne parvient pas à s’adapter suffisamment rapidement aux changements en cours, alors nous commencerons à la perdre », dit Alannah Allurut, une étudiante originaire de Coral Harbour, dans le centre du Nunavut, ajoutant qu’il s’agit là de sa plus grande inquiétude. « Si nous la perdons, nous perdons une partie de notre culture. »
L’étudiante craint également que cet effritement culturel ne se répercute sur les prochaines générations d’Inuit.
Ici, nous dépendons bien plus de l’environnement que dans le Sud. Pour bon nombre de personnes, la chasse est un besoin.Ian McDonald, étudiant
Allier deux écoles de pensée
Les changements climatiques dans le Nord canadien attirent chaque année un grand nombre de chercheurs, particulièrement l’été, une saison propice au travail sur le terrain. Au cours des dernières années, davantage de scientifiques intègrent le savoir traditionnel inuit, appelé « Inuit Qaujimajatuqangit » (IQ) en inuktitut, dans leur processus de recherche.
« Il y a beaucoup plus d’efforts qui sont mis dans la collaboration, le partage et les discussions avec les communautés locales », explique Jason Carpenter.
L’enseignant croit que, contrairement aux idées reçues, la science occidentale et le savoir traditionnel inuit ne sont pas aussi « diamétralement opposés qu’ils le laissent paraître ».
« La science se base sur des observations, des informations et des mesures pour répondre à des questions », dit-il. « Et je pense que les Inuit font aussi de nombreuses observations […] en fonction de leurs expériences sur le terrain. »
Jason Carpenter est d’avis que la clé d’une collaboration harmonieuse repose sur la participation de communautés inuit dès les premières étapes du processus de recherche.
« Il faut s’assurer de poser une question pertinente pour les Inuit, affirme l’enseignant. Il faut s’assurer de suivre une méthodologie qu’ils comprennent et acceptent, mais qu’ils jugent aussi crédible. Et puis, il faut inclure les membres de la communauté tout au long de la recherche, de la collecte [sur le terrain et] de l’interprétation des données. »
« L’IQ est la lentille à travers laquelle la science devrait être étudiée », renchérit Andrew Keim. Selon lui, ces deux écoles de pensée ont chacune leurs forces et doivent être intimement liées.
Même si la collaboration entre les scientifiques venus du sud et les Inuit est importante, ce n’est peut-être pas la meilleure piste de solution, comme l’estime Alannah Allurut. « S’il y avait plus de chercheurs inuit, ils seraient en mesure de maîtriser les deux côtés : la science occidentale et l’Inuit Qaujimajatuqangit. »
L’étudiante n’a pas encore terminé le programme, mais elle travaille déjà pour le Service canadien de la faune, une branche d’Environnement et Changement climatique Canada. Elle s’intéresse particulièrement aux oiseaux migrateurs et espère un jour devenir biologiste.
« Le [programme] nous sort de notre zone de confort, approfondit nos connaissances et renforce notre confiance en soi, explique-t-elle. J’espère que nous pouvons aspirer à devenir de futurs leaders et une source d’inspiration. »